« La gauche doit réinventer une morale »

Christophe Prochasson appelle la gauche à mettre en adéquation ses prises de position avec ses actes. Quitte à défendre un certain « réalisme économique ».

Olivier Doubre  • 23 décembre 2010 abonné·es
« La gauche doit réinventer une morale »
© La gauche est-elle morale ?, Christophe Prochasson, Flammarion, 288 p., 19 euros.

Politis : Votre dernier essai, La gauche est-elle morale ?, est assez différent de vos autres travaux, qui étaient à proprement parler des livres d’historien. Quelle a été la genèse de cet ouvrage ? Et qu’entendez-vous par ce terme de « morale » ?

Christophe Prochasson : Je suis en fait revenu à mes premiers thèmes de recherche puisqu’au départ j’avais travaillé sur l’histoire du socialisme et l’histoire intellectuelle, surtout avant 1914. Je me suis donc penché à nouveau sur beaucoup d’auteurs que j’avais croisés dans le passé. Je m’étais d’abord intéressé au socialisme non marxiste, pour lequel la question de la morale est très importante. J’avais aussi beaucoup travaillé sur les traditions durkheimiennes, ou sur Lucien Herr, qui donnait au socialisme une tonalité très humaniste, des composants moraux – dont il était dépourvu dans la tradition marxiste.

Je suis donc revenu vers ces questions car je constate qu’elles suscitent ces derniers temps un regain d’intérêt chez un certain nombre de chercheurs qui, après une période où le socialisme s’était vu délaissé, s’en sont saisis avec de nouvelles formulations et de nouvelles approches. Ce livre est en effet d’un style un peu différent de ce que j’ai fait auparavant car je crois m’y engager personnellement davantage. Cela m’intéressait d’aller au-delà d’une stricte démarche savante et d’articuler ma réflexion d’historien avec une certaine actualité intellectuelle qui concerne la gauche. Mais, au-delà, la question morale essentielle me semble d’abord être – particulièrement pour la gauche – celle de l’ adéquation entre le dire et le faire. Je ne donne donc pas un contenu normatif à la notion de morale, parce qu’elle met en jeu divers niveaux, et les contenus qui lui sont donnés sont différents.

Plus largement, la gauche se doit-elle d’être morale ? Et toutes ses valeurs sont-elles forcément morales, si l’on pense à la question de la lutte des classes, ou encore à celle de la violence ?

Je ne sais pas si elle doit l’être. Mais la gauche se veut morale parce qu’elle se place dans une logique de transformation sociale, de transformation du monde, parce qu’elle constate que ce monde est injuste et qu’il convient de le changer. C’est le cœur même de la morale démocratique : il faut davantage d’égalité pour assurer la justice. Je répondrai donc que je ne sais pas s’il faut que la gauche soit morale, mais elle dit en tout cas qu’elle l’est. Et toute la critique sociale est fondée sur la critique de l’immoralité du capitalisme. Même chez les non-marxistes. Sur la question de la violence – même si la gauche française n’a pas eu vraiment à l’affronter au cours de l’histoire –, c’est (sans doute avec la question du pouvoir) la question la plus douloureuse : la gauche sait que la violence est immorale, mais elle l’explique par les circonstances.

Il y a donc toujours un horizon moral de condamnation de la violence. Mais si la violence n’est jamais un bien, c’est parfois un mal nécessaire. Quant à la question de la lutte des classes, on l’entend généralement de façon relativement abstraite, c’est-à-dire seulement comme l’opposition des intérêts existant entre plusieurs classes. Ce n’est pas dans ce cas moral ou immoral, c’est un fait. Si maintenant l’on considère la lutte des classes comme s’apparentant à la guerre civile, où l’affrontement serait toujours légitime et justifierait certains actes, comme par exemple lorsque des ouvriers en grève menacent de polluer un environnement, cela a rarement été justifié, en tout cas par une grande partie de la gauche. Dans le cas de la France, la gauche en grande majorité n’a pas réellement de culture insurrectionnelle, et cela est resté plutôt très marginal.

La morale peut-elle, selon vous, distinguer la gauche de la droite ?

Je pense en effet qu’il y a une grande différence : la gauche a besoin de morale, contrairement à la droite. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de droite morale. Mais lorsque la droite est morale, elle renvoie généralement sa morale à une morale religieuse, ce dont par définition (ou presque) la gauche est privée. La gauche se doit donc de réinventer une morale. En outre, la droite a un usage privé de la morale alors que la gauche en a un usage public, dans la mesure où elle veut justement instituer, pour le meilleur ou pour le pire, une société qui soit morale. C’est bien là tout le sens de son combat.

Vous semblez dans certaines pages appeler de vos vœux la gauche à faire preuve de « réalisme économique » au nom de la morale, entendue comme la mise en adéquation entre le dire et le faire. Or ce « réalisme économique » a signifié ces dernières décennies approuver un néolibéralisme qui a accentué les inégalités entre capital et travail. Est-il si moral ?

J’entends bien cette objection. Je ne dis pas, évidemment, que le réalisme économique, au sens d’un alignement sur les logiques du capitalisme financier, est moral. Je n’ai peut-être pas été assez clair dans ce passage, qui était d’ailleurs une référence au Michel Rocard du « parler vrai ». Ce que je veux dire est que je considère qu’il est profondément immoral, comme une certaine partie de la gauche, et en premier lieu François Mitterrand, l’a fait au tout début des années 1980, de promettre de rompre avec le capitalisme en cent jours, alors que l’on sait parfaitement que ce ne sera pas le cas.
Je dénonce l’immoralisme de ce genre de déclarations faites un peu dans l’esprit du fameux « les promesses n’engagent que ceux qui y croient » ! Il est même encore plus immoral de déclarer que l’on va rompre avec le capitalisme en cent jours pour ensuite – puisqu’on sait bien que ce n’est pas possible – opérer un virage à 180° et faire la pire politique qui soit en matière d’alignement sur le capitalisme financier.

Au contraire, prendre en compte les contraintes économiques – et le dire –, puis s’interroger sur ce que l’on peut faire face à elles, me semble beaucoup plus moral que de raconter des sornettes pour gagner les élections à tout prix. C’est pourquoi, contrairement à ce que je pensais à l’époque, je crois aujourd’hui qu’une autre politique était possible en 1981, moins dogmatique, qui aurait pris en compte la situation réelle dans laquelle se trouvait la gauche arrivée au pouvoir. Par exemple, en nationalisant les banques à seulement 51 % et non à 100 %, décision essentiellement symbolique, pour ne pas dire démagogique au sens premier du terme, et dont les conséquences ont été graves dans les années qui ont suivi. La gauche a un devoir moral de transformation sociale, et elle le proclame, au nom des gens qui souffrent réellement au quotidien. C’est pourquoi j’appelle la gauche à mettre en adéquation ses prises de position, ses engagements, avec ses actes, et la façon dont elle se présente à l’opinion. En outre, avait-on besoin à l’époque de dire qu’on pouvait rompre avec le capitalisme, pour obtenir le passage de 40 à 39 heures de la durée du travail hebdomadaire, ou le vote des lois Auroux ? Je ne le crois pas.

_Propos recueillis par Olivier Doubre

Idées
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