Achille Mbembe : « Ce devenir-nègre du monde »

Historien et politiste, Achille Mbembe poursuit son analyse de notre monde néolibéral globalisé. Non sans espoir de transformation, grâce à la critique.

Olivier Doubre  • 31 octobre 2013 abonné·es

Troisième opus de la série d’Achille Mbembe sur la place de l’Afrique dans le monde et la globalisation néolibérale, observée depuis le Sud de la planète. Après De la postcolonie (Karthala, 2000) et Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (La Découverte, 2010, cf. Politis n° 1127), cette Critique de la raison nègre interroge les effets des politiques néolibérales et sécuritaires, qui relèguent une grande partie de l’humanité au rang de Nègre, « figure historique supposée dissoute », d’homme-marchandise, à l’heure où l’Europe semble elle-même « reléguée à une province du monde ».

Dans ce nouveau livre, le « Nègre » est la figure essentielle de votre analyse du monde contemporain. Mais qu’est-ce qu’un Nègre ?

Achille Mbembe : Au départ, au moment de la première formation du capitalisme, autour du XVe siècle, le Nègre est un homme ou une femme d’origine africaine destiné(e) à l’esclavage dans le cadre de l’économie agricole de plantation qui, aux États-Unis, dans les Caraïbes et en Amérique latine, constitue le pilier de l’expansion économique à laquelle on assiste alors. Un Nègre est donc cet homme que l’on cherche à transformer en marchandise, en objet et en monnaie, et qui est au centre du processus capitaliste de transformation de toute chose en quelque chose que l’on peut acheter. C’est là l’origine du mot « Nègre », même s’il a évolué ensuite, notamment en étant récupéré par ceux-là mêmes qu’on a affublés de ce nom et qui se mettent à le revendiquer comme symbole de quelque chose de fondamentalement subversif et incontrôlable.

Vous parlez alors, telle une prédiction, d’un « devenir-nègre du monde »…

Tout d’abord parce que la distinction que l’on avait coutume d’opérer entre les êtres humains et les choses – ou les marchandises – est en train de s’effacer. Le propre de l’âge néolibéral est justement d’accélérer l’effacement de cette distinction. À l’époque du premier capitalisme, on vient de le dire, le Nègre est la figure vivante de l’effort qui consiste à effacer cette distinction. Ensuite, la condition qui était faite aux Nègres, à l’époque, tend aujourd’hui à être généralisée et à frapper toute une nouvelle classe, toute une nouvelle humanité subalterne. C’est pourquoi je décris la phase historique actuelle de développement du capitalisme comme ouvrant la voie à un devenir-nègre du monde. À une époque où le Nègre n’est plus seulement une affaire de race, où le racisme est devenu un racisme sans races.

Pourquoi « sans » races ?

À l’âge génomique et à l’âge digital, où les techniques de domination et de fichage se sont développées comme jamais auparavant, on assiste à un retour du racisme, mais un racisme désormais sans races, parce qu’il se fonde sur une stigmatisation de la culture, des modes de vie, des religions, sur la différence entre ceux qui peuvent voyager et ceux qui ne le peuvent pas, assignés à résidence, parqués dans des réserves, des camps. Enfin, entre ceux qui ont le droit d’avoir des droits et ceux qui n’ont pas ce droit. Aujourd’hui, ces Nègres sont les Afghans, les Palestiniens, les Irakiens… Ce sont aussi la masse des gens emprisonnés aux États-Unis, ou ceux qui meurent en Méditerranée. Les guerres d’occupation sont une des formes les plus violentes de ces nouvelles pratiques impériales, ou impérialistes, que l’on a vu fleurir ici ou là au lendemain de 2001. L’État démocratique est aussi devenu un État de surveillance, en lien avec le capital, les grandes multinationales de télécommunications, pétrolières ou les grandes sociétés privées de sécurité…

Vous voyez le néolibéralisme comme « l’âge au cours duquel capitalisme et animisme, longtemps tenus difficilement à l’écart l’un de l’autre, tendent finalement à ne plus faire qu’un ». Pourquoi ?

Il faut revenir sur la définition de l’animisme. Il s’agit d’une sorte de religion idolâtre que les anthropologues du XIXe siècle prêtent aux sociétés dites primitives, qui ne connaîtraient pas de vrais dieux et tendraient à confondre les choses inertes avec le principe même de la divinité. Ces sociétés octroieraient donc une âme aux choses inertes. On sait, grâce notamment aux travaux de Walter Benjamin, que le capitalisme a toujours eu tendance à s’instituer sur un mode religieux. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à un point tel en ce sens que la religion de la marchandise est devenue une norme de moins en moins combattue en soi. C’est pourquoi je vois aujourd’hui une convergence des deux régimes : d’un côté, un régime païen ; de l’autre, un régime théologique. Or, le Nègre représente depuis toujours la figure vivante du projet d’abolition de la distinction entre homme et marchandise. Ainsi, avec le néolibéralisme, nous en sommes arrivés à un point de convergence qui veut que tout soit fongible et que le fétichisme de la marchandise exprime ce régime de fongibilité générale. Ce qui me fait dire qu’il y a une vraie convergence entre capitalisme et animisme, et que le Nègre, en tant que production de classes subalternes, en est, une fois de plus, la crypte vivante.

Entre ce « devenir-nègre du monde » et votre volonté de rappeler que nous vivons dans « un seul monde », peuplé d’une seule humanité, êtes-vous plutôt pessimiste ou optimiste face à l’évolution du monde ?

Je tente d’abord de ne pas me raconter d’histoires. Il nous faut trouver une manière de décrire le monde qui ne ferme pas la porte à l’espoir de transformation. Pour ce faire, il faut accepter de changer son propre regard, de se mettre à l’écoute des signes des changements pour mieux les appréhender – et si possible les modifier. C’est pourquoi, selon moi, réfléchir à partir de l’Afrique ouvre un horizon de compréhension de ce monde, radicalement nouveau, qui arrive. Je crois que l’Afrique est l’un des grands laboratoires de demain, qui, en tout cas, ne se trouvent plus au Nord. C’est donc la tâche de la critique que de lire, d’accompagner ce qui vient, et même d’en précipiter l’avènement. Mais cette notion de critique, en dépit du clin d’œil volontaire du titre du livre, est prise dans une acception tout à fait différente de celle de Kant. Le fait qu’il n’y ait qu’un seul monde nous impose de prendre au sérieux les conditions de sa durabilité. Et l’une d’entre elles est d’imaginer comment on peut le partager. Ces conditions sont différentes de celles (comme au XVe siècle, quand l’Europe est sortie d’elle-même) qui envisageaient le partage du monde sous le principe de conquête. Mais aussi différentes des corrections que l’on a tenté d’établir au moment des décolonisations. Il nous faut donc quelque chose de beaucoup plus radical et ouvert, où les questions de réparations, de responsabilité et de justice universelle soient mises en avant. Je ne parle pas ici de réparation simplement financière, mais, de façon plus large, de réparation des lésions qui ont endommagé toute l’humanité : pour les victimes bien sûr, mais aussi pour les bourreaux. Comme le montre très bien l’exemple sud-africain. C’est donc une conception de la réparation qui repose sur une réactivation de l’idée de justice universelle. Et, à partir du moment où ces conditions éthiques de réparation sont mises en place, les formes concrètes de celle-ci importent peu. Ce qui est important, c’est d’utiliser la question des réparations pour ouvrir la voie à une définition de l’humain qui inclut tout le monde. Où il y ait une montée en humanité qui soit collective et ne se fasse plus aux dépens de qui que ce soit. Sinon, on parle de gros sous et cela devient une simple affaire d’épicier, pendant que les vrais drames continuent.

Idées
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