Démissions accomplies

Gérard Desarthe ressuscite les Estivants de Maxime Gorki, figures prémonitoires de la trahison des clercs.

Gilles Costaz  • 19 février 2015 abonné·es
Démissions accomplies
© **Les Estivants** , de Maxime Gorki, Comédie-Française, Paris. En alternance jusqu’au 25 mai. Photo : Cosimo Mirco Magliocca

En Russie, comment pouvait-on écrire du théâtre après Tchekhov ? En écrivant comme Tchekhov ! C’est ce que fit le grand Maxime Gorki, dont la Comédie-Française présente une nouvelle mise en scène des Estivants, par Gérard Desarthe. Et ce puissant romancier de Gorki, en auteur de théâtre, est inférieur à son maître Tchekhov. L’optique est là un peu satirique, sans être pour autant comique. Notre auteur se moque d’une série de personnages en vacances, dans la forêt. Beaucoup viennent du peuple mais ils ont réussi, ont gagné de l’argent et en ont oublié la vie réelle. Ils se plaignent, se désirent, se chamaillent. Ce sont des démissionnaires, souvent englués dans la futilité. Le romancier Chalimov, que joue avec flegme l’excellent Samuel Labarthe, est l’un d’eux : il n’est plus que cynisme et désenchantement. Parmi eux, il n’y a plus qu’un trio qui tienne à la vie avec une vraie lucidité : la femme de l’avocat (excellente Sylvia Bergé), la doctoresse (intense Clotilde de Bayser) et le dilettante qu’elle aime et veut envoyer dans un monde moins immobile (émouvant Loïc Corbery). Tous ces gens tournent en rond, jusqu’à ce que bagarre s’ensuive. Seules quelques femmes auront su ne pas renoncer, se servir davantage de leur intelligence et de leur amour des autres.

Oui, c’est moins bien que Tchekhov… mais c’est bien quand même. Le dialogue est plus carré, moins saisi d’émotion, mais les personnages sont exacts, bien « filmés ». La pièce va s’animant. Quand, enfin, la camaraderie de façade explose, Gorki est davantage à son aise. Il sait ce que sont les différends entre les hommes et les conflits politiques et privés. Pour cette longue pièce, Gérard Desarthe a curieusement choisi une version établie par l’auteur allemand Botho Strauss et le metteur en scène également allemand Peter Stein (ensuite traduite par deux metteurs en scène français, Michel Dubois et Claude Yersin). Ce texte-là, nous dit-on, a le mérite de réunir tout de suite les personnages, d’éviter un étirement de l’action et de faire vivre constamment le groupe dans sa totalité. Voilà qui est assez bien pensé et qui insuffle un peu plus d’esprit tchekhovien chez Gorki. Desarthe a su donner un rythme ascendant à la soirée. Les petites histoires de chacun dispersent d’abord l’action, puis tout se noue : les incompréhensions, les désaccords et les souffrances. Ce qui plaît moins à l’intérieur de cette belle mise en scène, c’est le trop grand nombre de bouleaux ! En effet, le scénographe Lucio Fanti a multiplié les troncs d’arbres gris argent. Cela encombre un espace qui devrait être dilaté. Mais les acteurs ne semblent pas gênés par cette abondante végétation. Hervé Pierre, Anne Kessler, Martine Chevallier, Thierry Hancisse, Michel Favory, Alexandre Pavloff, Céline Samie, Bruno Raffaelli, Pierre Hancisse, Christian Blanc, Jacques Connort ont un talent d’acteurs de troupe ; ils savent se fondre dans la collectivité et, tout à coup, y briller de façon solitaire. Avec une telle distribution, la galerie de portraits est d’une belle variété.

Dans ces Estivants de 1904, il y a déjà l’idée de la « trahison des clercs », que Julien Benda formula dans les années 1920, et des « intellectuels en chaise longue » qui fit florès dans les années 1970. C’est déjà, avec plus de sérieux et un peu de raideur, les personnages qui paraderont chez Fellini et Scola. La Comédie-Française rappelle utilement que Gorki contribua lui aussi à l’histoire des lâchetés et des clairvoyances du XXe siècle.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes