La présentatrice turque Banu Güven témoigne de l’anéantissement du journalisme d’opposition

La présentatrice de la chaîne d’opposition IMC TV dénonce les dérives autoritaires du président Erdoğan et appelle à préserver une « démocratie en péril ».

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 24 octobre 2016 abonné·es
La présentatrice turque Banu Güven témoigne de l’anéantissement du journalisme d’opposition
© Photos : Ozan Kose / AFP

Le 4 octobre, les images retransmises en direct parlent d’elles-mêmes. Des dizaines de techniciens et de policiers mandatés par les autorités turques font irruption dans les locaux de la chaîne d’opposition IMC TV et débranchent les câbles. Écran noir. Ce jour-là, douze chaînes de télévisions seront fermées par simple décision de justice. Criant jusqu’au dernier moment que jamais « la presse libre [ne sera] réduite au silence », et alors qu’une centaine de journalistes sont toujours emprisonnés en Turquie, l’équipe d’IMC TV a décidé de ne pas en rester là.

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Invitée à Paris mercredi dernier pour participer à un meeting en soutien aux démocrates et aux défenseurs des droits de l’Homme encore actifs dans le pays, Banu Güven alerte les citoyens européens sur les intentions de Recep Tayyip Erdoğan, en passe de transformer durablement le visage de la démocratie dans le pays.

Vous avez été journaliste et présentatrice au sein de la chaîne IMC TV. Pouvez-vous nous parler de la ligne éditoriale et des valeurs défendues à l’antenne ?

Banu Güven : Nous étions à gauche et nous diffusions principalement des sujets sur les violations des droits humains en Turquie. Mais nous étions aussi l’une des seules chaînes à proposer un bulletin spécial sur l’écologie, tout en critiquant les politiques néolibérales du pays. Nous avions également une émission quotidienne consacrée aux droits des femmes. D’ailleurs, c’est sur notre plateau qu’une reporter transsexuelle a pu exercer son métier pour la première fois dans le pays. Nous donnions des informations que les autres chaînes préféraient taire, ce qui dérangeait le gouvernement.

Lesquelles, par exemple ?

B.G. : En 2011, nous étions en direct de Roboski [village turc situé dans la montagne marquant la frontière avec l’Irak, NDLR] lorsque l’aviation turque a bombardé et tué 34 kurdes à la frontière irakienne. Les responsables de ce massacre n’ont jamais été inquiétés. Nous étions aussi en direct lorsque des membres de l’organisation État islamique (EI) ont traversé la frontière pour la Syrie. Nous étions à Cizre [dans le sud-est de la Turquie, NDLR] lorsque les habitants ont été délibérément visés par les forces de sécurité en 2015. Sur place, notre caméraman a d’ailleurs été blessé par balle à la jambe par les autorités. Mais il n’a pas cessé de filmer. Nous étions aussi à Ankara, le 10 octobre 2015, lorsque des terroristes de l’EI se sont fait exploser au milieu d’une manifestation pacifiste. Durant la tentative de coup d’État, en juillet dernier, nous étions aussi en direct du Parlement lorsque celui-ci a été bombardé par les forces putschistes. Nous faisons notre travail.

Qu’est ce qui est reproché à IMC TV ?

B.G. : Nous sommes principalement accusés de mettre en danger la sécurité nationale et de faire la propagande du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, NDLR], une organisation considérée comme terroriste. Ce sont des allégations que nous réfutons complètement. Lorsque le processus de paix entre le gouvernement et le parti des rebelles kurdes était encore en pourparlers, nous en avons interviewé certains leaders. Après ça, nous avons été accusés d’être la voix de la guérilla. Mais être journaliste, ce n’est pas ça. Dans notre métier, nous devons donner la parole. En Turquie cependant, lorsque vous rejetez les directives édictées par les forces gouvernementales, vous êtes immédiatement accusés de prendre parti ou de soutenir une organisation terroriste.

Depuis l’échec des pourparlers avec le PKK, quelle est justement la situation au Kurdistan turc ?

B.G. : C’est une guerre. Chaque jour, des civils meurent. À Sirnak [situé à la frontière de l’Irak, NDLR] par exemple, les encerclements des villes continuent et la vie y est complètement détruite.

Informer la population sur ce conflit, comme sur n’importe quel autre, est notre mission. Tout le monde s’intéresse à la situation en Syrie et en Irak. Mais le problème kurde, qui est le plus important en Turquie, impacte également le conflit qui s’anime dans ces pays. De même, les violations des droits humains sont quotidiennes en Turquie et cela doit aussi concerner vos gouvernements.

Comment s’est déroulée la fermeture de la chaîne, le 4 octobre dernier ?

B.G. : En février déjà, notre chaîne de télévision avait été visée et interdite d’émettre. Quelques jours auparavant, des rumeurs prétendaient que l’opérateur public Türksat allait nous couper. Mais nous n’avons rien reçu, pas un mot d’explication. Lorsque l’opérateur a finalement décidé de suspendre IMC TV, j’étais en direct en train d’interroger Can Dündar et Erdem Gül, qui venaient juste de sortir de prison. Bien sûr, nous avons décidé de porter cette affaire devant un tribunal. Et s’il le faut, nous irons devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.

Puis il y a eu la tentative de coup d’État, la « grâce de dieu », selon les mots d’Erdoğan. Ce putsch avorté est en effet une aubaine pour lui, puisque cela lui permet de renforcer ses pouvoirs et de réaliser ses objectifs. En mettant le Parlement de côté et en promulguant l’état d’urgence, comme en France, le président a volontairement rompu avec la démocratie. Nous sommes désormais dirigés par des décrets-lois qui, en un jour, permettent aux autorités de fermer des dizaines de médias. Nous en faisons parti.

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Le 4 octobre, des techniciens, des policiers et des représentants du gouvernement sont entrés dans la rédaction. Nous savions qu’ils voulaient en finir avec nous mais nous ne pouvions pas savoir quand, ni comment. Ils ont investi la régie technique, dans laquelle se trouve l’équipement, sont passés devant les caméras en plein direct et nous ont confisqué notre matériel. Je me souviens que nous avons crié : « La presse libre ne peut être réduite au silence ». Des gens pleuraient, d’autres étaient très en colère. Désormais, nous sommes une centaine à être au chômage.

Le soir même, un rassemblement solidaire a été organisé pour protester contre la fermeture des médias, et notamment celle d’IMC TV…

B.G. : Oui. Nous étions déterminés, mais cela n’a pas suffi. Nous devons trouver un moyen de mobilisation plus audible pour faire en sorte que notre métier survive. Des manifestations, il peut y en avoir des milliers, mais je ne sais pas si cela changera quelque chose. Alors avec d’autres journalistes, nous discutons et nous réfléchissons sur le meilleur moyen d’y arriver.

Il y a également un groupe de reporters et de rédacteurs qui continuent de fournir des informations quotidiennement sur Twitter. Trouver des moyens de lutter est urgent : en Turquie, la population qui veut avoir accès à des informations indépendantes n’en n’a pas la possibilité. Bien sûr, il y a d’autres chaînes, d’autres médias. Mais ils sont limités parce que le pouvoir les détient et arrive à faire pression sur eux.

© Politis

Après la tentative de coup d’État, les purges ont également visé les médias pro-Gülen, tenus pour responsable des événements…

B.G. : Depuis la proclamation de l’état d’urgence, près de 90 journalistes ont été arrêtés et sont toujours détenus. Sans compter les procédures judiciaires. Certains travaillaient effectivement pour des médias gülénistes. Mais comme nous, qui sommes accusés de soutenir une organisation terroriste, ils ne peuvent pas être tenus pour responsable de cette tentative de coup d’État.

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D’autant que les conditions de vies sont très difficiles en prison. Des journalistes sont maltraités et torturés. Leurs droits sont bafoués et les visites familiales ont été limitées à une fois toutes les deux semaines.

Pourquoi être venue en France ?

B.G. : Avant même l’interruption de la chaîne, j’avais accepté d’intervenir au meeting organisé en soutien aux démocrates et aux défenseurs des droits de l’Homme en Turquie par l’association Acort [Assemblée citoyenne des originaires de Turquie, NDLR]. Après la fermeture d’IMC TV, ma présence n’a pas été remise en question, au contraire. La situation s’est aggravée et être ici est une façon de témoigner, de raconter ce qui arrive aux gens qui s’intéressent à la Turquie.

En tant que journalistes, nous sommes nous-mêmes attentifs à ce qui est train de se dérouler en France : les problèmes de sécurité, la montée de l’extrême droite… Et je pense que dans ces moments-là, il faut se montrer solidaire.

Nos gouvernements font face aux conséquences de leurs politiques. Bien sûr, il faut parler de l’Irak et de la Syrie. Mais les violations quotidiennes des droits en Turquie doivent entrer dans le débat public. Si ce n’est pas encore le cas, c’est parce que des accords ont été conclus. C’est du business. L’opinion publique européenne doit être informée et dénoncer ce qu’il se passe. Il n’y a qu’ainsi que les citoyens pourront espérer faire changer les choses : en exerçant des pressions sur leurs gouvernements. Peut-être que cela n’aboutira pas, mais ils ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas. Être informé est une nécessité. Pour les citoyens turcs, comme pour les citoyens européens.

Comment qualifiez-vous le régime de Recep Tayyip Erdoğan ?

B.G. : J’ai entendu une personne dire qu’Erdoğan avait réussi son propre coup d’État. Je ne refuse pas cette formulation… Sans aucun doute, nous vivons sous un régime autoritaire où la démocratie est en péril.

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