Geoffroy de Lagasnerie : « Il faut renvoyer Mai 68 au passé »

Et si la référence permanente aux événements d’il y a 50 ans paralysait l’action actuelle ? Pour Geoffroy de Lagasnerie, il faut inventer de nouveaux modes de lutte et renforcer ceux qui émergent.

Olivier Doubre  • 24 avril 2018
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Geoffroy de Lagasnerie : « Il faut renvoyer Mai 68 au passé »
photo : Un manifestant de 2016 contre la loi travail… devant un slogan de Mai 68.
© Lucas Arland/AFP

Philosophe et sociologue, Geoffroy de Lagasnerie prépare actuellement un ouvrage consacré aux effets de Mai 68 sur la société française. Il anime également des rencontres mensuelles à Paris à l’occasion du 50e anniversaire de cet événement (1). Il interroge ici « l’héritage de Mai 68 », non pour en critiquer les valeurs, mais parce que ses formes d’action ne seraient plus opérantes. Foin de la « convergence », il faut selon lui privilégier les luttes locales et spécifiques.

« Un bel héritage… » Ainsi titrions-nous en 2007, à la veille du 40e anniversaire de Mai 68, un numéro spécial de Politis. dix ans plus tard, reprendriez-vous ce qualificatif ?

Geoffroy de Lagasnerie : Je n’en suis pas certain. Évidemment, lorsqu’on se définit comme appartenant à la gauche, il va de soi qu’on entretient une perception heureuse de ce moment. On se sent donc un peu obligé de faire l’éloge de Mai 68. Pourtant, je me méfie de plus en plus de cette rhétorique de l’héritage. Non pas parce qu’il faudrait « critiquer » Mai 68, mais parce qu’il est nécessaire de prendre de la distance avec cet événement.

Après tout, si l’on y réfléchit, la gauche perd presque tous ses combats depuis une bonne trentaine d’années, et ce dans tous les domaines : les questions économique, l’écologie, l’accueil des migrants, la PMA pour tous, les violences policières, l’idéologie carcérale et punitive, la réponse au terrorisme, etc. Or, cette impuissance n’est pas seulement due au succès des offensives conservatrices et à une sorte de réaction à Mai 68. Elle est également liée à une certaine façon, pour nous, de faire fonctionner Mai 68 au présent, qui nous empêche de lutter efficacement, c’est-à-dire de faire vivre de nouvelles manières d’être actifs et radicaux. Il y a des mythes qui font agir, mais il y en a aussi qui paralysent. Je me demande si le fait de « coller » à Mai 68 et de le constituer comme un moment idéal ne nous conduit pas à forclore le présent, à ne pas voir ce qui s’y passe et à mutiler notre capacité d’action. N’est-il pas nécessaire, aujourd’hui, de renvoyer Mai 68 au passé ? Après tout, si nous perdons tous nos combats depuis plus de trois décennies, c’est peut-être parce que – du point de vue des formes et des types de lutte, des acteurs, des discours, etc. – Mai 68 a instauré une imagerie qui nous empêche de faire exister un présent puissant. Il conviendrait donc d’arrêter d’hériter de 68 !

Qu’entendez-vous par là ?

Je pense par exemple que notre manière d’hériter de Mai 68 réinstalle une mythologie de la politique en vertu de laquelle un moment politique parfait serait un moment « total », au cours duquel toutes les luttes se dérouleraient en même temps. Nous vivons sous la domination de cette norme, ce qui se voit dans notre aspiration à « rassembler » les luttes et dans notre rêve de « refaire Mai 68 ». Mais l’ampleur du projet engendre le sentiment que l’on ne fait rien – ou rien d’assez radical – si l’on ne refait pas Mai 68. C’est un peu cette mythologie qu’a voulu réactiver Nuit debout – sans succès, comme on l’a vu… Il faudra d’ailleurs un jour se poser la question de la responsabilité de Nuit debout dans l’échec de la mobilisation contre la loi El Khomri sur le travail.

Ainsi, dans mes interventions, j’essaie de mettre en question l’injonction réflexe à la « convergence des luttes ». Nous nous devons d’affirmer le caractère local, spécifique, des luttes et de déployer leur singularité – ce qui est beaucoup plus efficace, à mon sens, que de noyer les combats et d’en différer le moment parce qu’on veut sans cesse les mettre en rapport avec un horizon atteignable. L’aspiration à une convergence des luttes, en effet, fait perdre de l’énergie aux mouvements en les incitant à essayer de se transformer pour rejoindre l’impossible… au lieu d’être simplement ce qu’ils sont. Pierre Bourdieu avait une très belle idée sur Mai 68 : pour lui, ce n’était pas un moment de fusion mais de synchronisation des luttes. Des luttes dispersées se sont synchronisées. Mais chacune de ces luttes avait son espace dans son champ spécifique.

Foin de convergence, donc ! L’important est de conserver un rapport à la localité et à la spécificité. Fétichiser Mai 68, c’est aussi risquer de fétichiser des modes d’action : la grève, le rassemblement, la manifestation… Si Mai 68 demeure notre référence, alors nous risquons, quand nous luttons, de vouloir en reproduire les images, et ainsi d’utiliser automatiquement des formes d’action peut-être périmées. Avec le temps, les manières de lutter deviennent des routines, perdent de leur efficacité, jusqu’à parfois être absorbées dans les systèmes de pouvoir. Il nous faut donc sans cesse les réinventer. La grève et la manifestation sont-elles encore vraiment efficaces aujourd’hui ?

En conclusion, pour accompagner le développement des radicalités contemporaines, il me semble que nous devons faire le deuil des formes d’action traditionnelles et des images rituelles qui tendent à s’imposer à nous, jusqu’à parfois nous paralyser. Et nous demander surtout en quoi la célébration de Mai 68 fige nos imaginaires, nos répertoires d’action, et nous empêche d’inventer de nouvelles modalités.

Mai 68 a été souvent décrié, et de plus en plus au fil des décennies. Comment analysez-vous la succession des commémorations décennales, ou des différents anniversaires d’année en année, depuis maintenant un demi-siècle ?

Étant né en 1981, je suis trop jeune pour me souvenir de toutes ! Ce cinquantième anniversaire est finalement la première commémoration à laquelle je vais assister en étant pleinement conscient de ses enjeux. Ce que je vais dire est peut-être un peu « agiste », mais je crois vraiment que la volonté farouche de célébrer Mai 68 est celle d’une génération qui ne cesse de s’accrocher à son temps, à sa jeunesse, et que nous devons aujourd’hui passer à autre chose. Les luttes que je mène ou que j’essaye de soutenir aujourd’hui (violences policières, justice pénale, accueil des migrants, WikiLeaks et lanceurs d’alerte, libération animale, ZAD, antiracisme, lutte contre l’islamophobie, égalité des droits, etc.) constituent un tout nouveau paysage, avec de nouveaux acteurs. Et je ne crois pas du tout qu’il ressemble à celui de « Mai 68 » ! Il ne faut pas que l’obsession de Mai 68 nous empêche de voir le présent : nous avons toujours trop tendance, à gauche, à être pessimiste et tournés vers le passé, alors qu’il se passe tant de choses encourageantes !

La principale leçon de Mai 68 ne vous semble-t-elle pas être incarnée par l’élargissement du domaine des luttes, notamment celles souvent (mal) qualifiées, de nos jours, de « sociétales » ?

Je crois que tous les types de lutte ont toujours existé. Dès que l’on aborde un champ de mobilisations supposé nouveau, on découvre en même temps des précurseurs : les mouvements féministe, de libération sexuelle, anticolonial, écologiste, et même le mouvement ouvrier, aucun ne date de Mai 68 ! Par ailleurs, je crois que cette distinction sociale/sociétale se doit d’être totalement abandonnée à gauche. L’essentiel ne se situe donc pas au niveau de l’élargissement des luttes, mais plutôt au niveau de la manière dont ces luttes ont été menées, au nom de quoi et sur quelles bases. C’est pourquoi je rattache Mai 68 à une certaine manière de faire vivre l’idée libertaire dans le mouvement social.

Prenons l’exemple du féminisme. À partir de Mai 68, s’est développé un mouvement féministe anti-répressif qui mettait en question la justice pénale et l’appareil répressif d’État tout en cherchant à combattre radicalement les violences sexuelles et la domination masculine. Moi et d’autres sommes sans aucun doute les héritiers de ce combat, mais sans cette dimension « anti-pénale », comme on l’a vu ces derniers mois autour de la question du harcèlement sexuel et de la dénonciation des comportements insupportables que les femmes subissent quotidiennement.

Ce qui se passe là est un moment éclatant de libération de la parole et de soulèvement contre des structures d’oppression. Mais, presque immédiatement, ce mouvement a été récupéré par des dispositifs répressifs et pénaux. Tout de suite, les questions posées ont été : comment punir, réprimer, quelles lois édicter ? On a alors entendu des personnes s’indigner qu’un jury d’assises acquitte un individu, exiger une aggravation des peines, l’augmentation du nombre d’années de prescription pour les crimes sexuels et même la diminution des droits de la défense, etc. Comme si la réponse a un problème socio-politique était la peine ! Comme si régler un problème voulait nécessairement dire punir. Par rapport à Mai 68, comment classer un tel mouvement d’opinion, s’appuyant au départ sur le féminisme ? Est-il un héritage de Mai 68, ou est-il au contraire l’héritier de la réaction à Mai 68 ? La réponse est évidemment complexe…

Pour prendre un exemple marquant, comment analyser l’élection de François Mitterrand en mai 1981 à la présidence de la République par rapport au « moment 68 » ? Doit-on y voir une sorte d’aboutissement ?

Il est certain que la politique est toujours dynamique, et que, par conséquent, il y a certainement un rapport entre Mai 68 et ­l’élection de François Mitterrand. Mais il faut alors souligner le fait que l’action du gouvernement socialiste fut un véritable désastre.

Dans son livre D’une révolution conservatrice, Didier Eribon explique l’échec de la gauche au pouvoir par la coupure entre le Parti socialiste, d’une part, et les mouvements sociaux et les intellectuels, d’autre part, liée à la forme parti et à l’adoption par la gauche d’une vision d’État, sinon d’une raison d’État. Je partage largement cette analyse. Toutefois, cela ne doit pas nous conduire à remettre en question les seuls partis : nous devons aussi interroger les intellectuels et les mouvements sociaux. Ne devrions-nous pas, aujourd’hui, redéfinir la radicalité dans son rapport aux institutions ? Notre manière de nous penser comme radicaux en nous excluant des institutions ne nous conduit-elle pas à en laisser le centre aux forces conservatrices ? Ne devrions-nous pas au contraire retrouver, ou réinvestir, une pratique radicale de l’infiltration ?

Vous vous intéressez beaucoup à Foucault et à Bourdieu. Comment voyez-vous l’effet de Mai 68 sur eux et dans l’espace intellectuel aujourd’hui ?

L’un des éléments les plus importants de Mai 68 est sans doute d’avoir fait naître dans le champ universitaire ce que Pierre Bourdieu appelait une « humeur anti-institutionnelle ». Des auteurs comme Foucault, Bourdieu, Deleuze ou Derrida ont été transformés à leur tour par Mai 68. Et ils ont alors encore un peu plus rompu avec les formes académiques pour produire d’autres manières d’écrire, de penser – et de se confronter au public. C’est cette tradition que je tente, avec d’autres, de poursuivre et de faire vivre aujourd’hui.

Cette « humeur anti-institutionnelle » est aussi ce qui a donné naissance à des lieux nouveaux, comme l’université de Vincennes, qui posait la question des disciplines, de l’accès aux études, de la pédagogie, de la politique des savoirs, etc. La grande difficulté est qu’aujourd’hui une telle « humeur » a quasiment disparu – en tout cas dans la gauche académique. L’université, qui était ­démonétisée s’est relégitimée. Le mot « académique » était une injure en 1968. C’est aujourd’hui, au contraire, un terme valorisé. Ce retour à l’ordre académique est problématique, car il produit des censures idéologiques et éthiques ; il menace les conditions subjectives de la création et produit des habitus de la soumission et de la conformité. L’université – peut-être plus que les médias – exerce un quasi-monopole sur la formation des cerveaux et des corps, des habitus et des idéologies : en refaire un lieu lié à la contestation me semble donc un enjeu essentiel.

Dans quels domaines l’esprit de Mai 68 vous semble-t-il s’être le plus profondément affirmé ?

Dans la police et les forces de l’ordre en général : la peur de la manifestation, la construction de la gauche radicale comme un « ennemi intérieur », l’angoisse de l’émeute… Le sociologue Mathieu Rigouste, spécialiste des formes de répression, montre très bien comment Mai 68 a hanté et continue de hanter les forces de l’ordre, qui perçoivent la contestation non pas comme l’essence de la démocratie, mais comme un danger pour l’ordre public. Ce qui a conduit au développement de nouvelles techniques répressives qui perdurent aujourd’hui. Nous avons vu, ces dernières années, des assignations à résidence et des interdictions de manifester pour des militants, des fichages S, mais aussi le vote d’une loi anti-regroupements qui est une résurgence de la loi anti-casseurs de 1980 et de la notion de responsabilité collective. Ce qui montre la permanence dans l’appareil d’État de perceptions héritées de Mai 68. Il est donc bien possible que ce soit à l’intérieur de l’État (et de la police) que l’héritage et la présence de Mai 68 soient les plus forts.

Dans son Abécédaire, Gilles Deleuze souligne à de nombreuses reprises la véritable « haine », commune et développée, vis-à-vis de Mai 68. Tout particulièrement chez nombre d’anciens acteurs du mouvement, que Deleuze n’hésite pas alors à qualifier de « renégats ». Pourquoi, selon vous, semblent-ils si nombreux ? Pourquoi est-ce si fréquent ?

Dans l’espace qui est le mien, la gauche et les sciences sociales, je n’ai jamais entendu décrier Mai 68. C’est sans doute vrai à droite, bien sûr, mais cet espace ne m’intéresse pas et je ne le commente pas. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la « haine » ou la critique assumée de Mai 68, c’est plutôt la manière dont une large partie de la gauche peut faire l’éloge de Mai 68 tout en employant des rhétoriques et des cadres d’analyse qui sont en régression manifeste par rapport à Mai 68 et à l’humeur libertaire de ce moment.

Je pense évidemment au thème de la souveraineté nationale. Mais je pense aussi, et c’est peut-être plus important, à la manière dont une partie de la gauche a tendance à formuler la critique du ­présent. Lorsqu’on lit, par exemple, les discours politiques ou pseudo-savants qui sont produits contre ce qui est appelé le « néolibéralisme », on voit s’exprimer un mode de critique qui souligne que le problème, aujourd’hui, serait l’individualisme, l’égoïsme, le matérialisme, le consumérisme, l’esthétisation, l’utilitarisme, l’accélération, la crise des liens sociaux et autres non-sens. Cette rhétorique fait vivre une critique du présent qui se fait passer pour progressiste parce qu’elle est « anti-néolibérale », alors qu’elle est en réalité régressive et incarne les formes traditionnelles de la réaction à la modernité. Et la gauche se met alors à parler un langage inquiétant et en décalage, à mon sens, par rapport à ce qui se passe réellement.

Personnellement, je me demande même de plus en plus si, en fait, l’idée selon laquelle nous vivons actuellement un « moment néolibéral » n’est pas complètement fausse, et si ce mot n’a pas pour fonction objective de permettre à des auteurs de faire passer des pulsions d’ordre et des catégories réactionnaires pour des schèmes progressistes.

Hors-série « Que reste-t-il de Mai 68 » disponible en kiosques jusqu’au 17 mai ou sur Politis.fr

Idées
Temps de lecture : 14 minutes
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