Scènes de chasse dans le Lot au temps du covid (sous la plume d’un cycliste impénitent)

Patrice Lelorain est écrivain. Son dernier livre, Dans les yeux de Jade, a paru en 2021. Dans ce texte personnel, il narre son séjour en 2020 dans les Causses, marqué par la présence permanente et inquiétante des chasseurs. Quelques jours après son départ, le jeune Morgan Keane décédait, touché par l’un d’entre eux.

Patrice Lelorain  • 10 décembre 2022
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Scènes de chasse dans le Lot au temps du covid (sous la plume d’un cycliste impénitent)
© CC0 / Pxhere.com

Le matin du dernier dimanche de novembre 2020, ma compagne et moi avons traversé à vélo le secteur où, le jeudi suivant, le jeune Morgan Keene allait être tiré, à l’aveugle, par un chasseur néophyte. Ce dimanche matin-là, sur les hauteurs de Calvignac, se tenait déjà une battue au sanglier, et l’agitation morbide de ses participants laissait présager un drame imminent.

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Je ne suis pas « un auteur à résidences d’écritures. » Depuis toujours je travaille au fond de ma tanière, protégé par une chaîne de rituels aussi inviolables que désuets. Pourtant, cette année-là, j’avais sollicité et obtenu de passer le mois de novembre invité par De Pure Fiction, sur le causse de Cajarc.

Pourquoi ce revirement ? Après douze mois affreux, mon frère venait de succomber à un cancer et, à l’évidence, ma sœur empruntait le même chemin de croix, talonnée par ma belle-sœur. À cette disparition groupée était venue s’ajouter le covid, avec ses restrictions, et ses bouleversements. En prime, il m’avait donc fallu encaisser le report sine die de la sortie de mon livre, ouvrage qui normalement devait mettre fin à un silence prolongé… Alors, autant tenter autre chose, puisque notre chatte pouvait m’accompagner et, de source sûre, flâner en toute quiétude dans le petit monde du Grès-Bas.

La veille de mon départ pour le Lot, ma sœur est morte, chez elle, à Hambourg. Du fait du covid, je n’avais pu me rendre à son chevet, comme je ne pourrai assister à ses obsèques, digne d’une pestiférée, et qui se feraient sur WhatsApp, à une date encore indéterminée. Compte tenu des circonstances, ma résidence a été amputée de sa première semaine.

Autre modification, et petit méfait collatéral du deuxième confinement : l’intervention à la médiathèque de Cahors, où je devais présenter un film récent de mon choix, se trouvait annulée. C’est dans ce climat oppressant que ma compagne, notre chatte, et moi, sommes arrivés le soir du dimanche 8 au Grès-Bas, où nous avons été accueillis chaleureusement.

Il était convenu que ma compagne reste trois jours, puis vienne récupérer écrivain et félin en profitant du dernier week-end. Or, les choses se sont passées différemment. Le mardi matin suivant, ma nièce devant les portes closes d’un crématorium de Hambourg, un neveu à Bruxelles, et moi dans un pré, nous nous sommes recueillis, nous avons parlé, nous avons pleuré, ensemble et seuls néanmoins, avec nos portables.

Au moment de quitter le bitume, je me suis dit : « Tiens ! Je me tue. »

Puis, le lendemain, j’ai fait une chute de vélo spectaculaire, côté Aveyron. En raison d’une profonde fatigue, d’un réel défaut de freinage, et sans doute de la pression inhérente à la pratique hors-la-loi du cyclisme en cette curieuse période, j’ai perdu le contrôle de ma machine, pour finir dans un ravin. Au moment de quitter le bitume, je me suis dit : « Tiens ! Je me tue. » Puis, une fois éjecté, rebondissant ici et là, j’ai pensé : « Oui, c’est bien ça. Je me tue, je rejoins ma chère sœur. »

Ces lignes en témoignent, je me trompais. Je me suis relevé, j’ai redressé ma fourche, desserré complètement les freins qui à présent bloquaient les deux roues, et suis rentré par la grande route, dans la nuit. Je me suis même rendu chez nos hôtes pour ce qui aurait dû être le dîner d’adieu de ma compagne, sans m’attarder.

Des branchages avaient amorti ma cabriole, me préservant du pire, mais m’infligeant une kyrielle d’hématomes, d’écorchures plus ou moins profondes, sans parler de la réactivation de traumatismes liés à une chute ancienne. D’expérience, je savais qu’une grosse dizaine de jours durant, j’allais dérouiller. C’est ainsi que, grâce à la bienveillance de nos hôtes, ma compagne a pu demeurer au Grès-Bas pour veiller sur ma personne endolorie.

Bien loin de l’élan créatif espéré, mon séjour se figeait en une convalescence, corps et âme.

Bien loin de l’élan créatif espéré, mon séjour à De Pure Fiction se figeait en une convalescence, corps et âme. Ma compagne a donc télétravaillé, tandis que je gardais un œil sur notre chatte, laquelle vaquait en semi-liberté, état dont elle a usé, somme toute, avec une certaine sagesse. Novembre était d’une douceur exceptionnelle. Même sur le causse, au meilleur de la journée on avoisinait les 20 degrés.

En fin d’après-midi, nous allions souvent arpenter les chemins forestiers. À condition de maintenir mon bras gauche en écharpe, la marche me faisait du bien, alors que la position assise, et surtout couchée s’avérait très pénible. Partis, un peu plus tard que d’habitude, sur les hauteurs boisées surplombant les somptueux méandres du Lot, nous avons eu la surprise de croiser deux chasseurs à l’affût.

La pénombre naissante, le sentier escarpé, la végétation dense, conféraient à leur présence une dimension très inquiétante. Histoire de faire baisser la tension, nous nous sommes adressés au premier, un vieux paysan rondouillard assis sur les vestiges d’un muret. « Ne vous inquiétez pas, nous a-t-il répondu, avec un accent rocailleux, on ne va pas vous confondre avec un sanglier. »

Le ton était aimable, volontairement rassurant, mais lui portait un gilet orange, pas nous. Un peu plus loin, nous avons adopté la même tactique avec un trentenaire dont la grande barbe noire allongeait encore le visage amer. « Y a plus qu’à rentrer. C’est fichu maintenant. On n’a rien tué », a-t-il grommelé, le regard en biais. Nous sommes revenus sur nos pas, sans traîner.

Tous les cyclistes vous le diront, après une mauvaise chute, il convient de remonter aussi vite que possible sur le vélo et, plus on avance en âge, plus cette vérité se fait pressante. Onze jours après mon accident, chaperonné par ma compagne (laquelle avait apporté son Gitane rouge), je me suis donc laissé glisser tant bien que mal jusqu’à Calvignac, pour rejoindre Gaillac en longeant la rive escarpée du fleuve, et revenir au Grès-Bas par la D19.

Plus meurtri que je ne le pensais, tétanisé par la peur dans les descentes, et stressé par le surgissement éventuel d’un véhicule de gendarmerie, j’ai fini ce petit tour essoré. Ayant perdu confiance en ma machine, je me suis promis de ne plus m’en servir avant qu’elle soit expertisée par un vélociste digne de ce nom. Logiquement, je me suis rabattu sur le VTT déglingué dévolu aux résidents, lequel était équipé de freins à disques.

En dépit de ses caprices, cet engin me rassurait et, grâce à lui, j’ai tracé une petite boucle locale composée des montagnes russes de la route de campagne menant à la départementale, de la longue descente dans la forêt jusqu’aux fortifications de Calvignac et, en piquant par deux fois sur la droite, d’une côte sévère de près de trois kilomètres, sur une étroite chaussée en décomposition : un circuit athlétique, dont je réservais la surprise à ma compagne, lors de notre dernier week-end dans le Lot.

La maison mise à ma disposition était spacieuse, fonctionnelle, très claire, avec une intrigante bibliothèque constituée des œuvres d’auteurs qui m’avaient ici précédé (comme un couloir aux murmures), et pour les soirées fraîches un choix subtil de DVD. À l’arrière du bâtiment, la fenêtre cinémascope du bureau cadrait une vaste étendue verte bordée de collines rousses.

Peu après l’aube, dans les nappes de brume se dissipant, un chevreuil venait paître dans ce lieu tranquille où il se savait hors d’atteinte. Un moment de pure beauté. Comme pour équilibrer le fléau de la balance, bien plus tard un matin me sont parvenus les cris d’un animal cerné par les chiens. Depuis mon îlot magnifique, j’ai pu ouïr sa terreur, sa souffrance, suivre son agonie. Pathétique symphonie.

À toute heure de la journée, les gilets orange empoisonnaient le massif. Difficile de se balader en paix. Et même en demeurant immobile, chez soi, on était pas à l’abri de leurs échos ensanglantés.

Drame ordinaire ? Comment expliquer cette prolifération de gilets orange ? À toute heure de la journée ils empoisonnaient le massif. Difficile de se balader en paix. Et même en demeurant immobile, chez soi, on était pas à l’abri de leurs échos ensanglantés. Renseignement pris auprès de nos hôtes : il apparaissait que les maires, soucieux de pallier le désœuvrement de leurs administrés, délivraient des permis de battue à volonté. Du coup, les promeneurs se trouvaient empêchés, on surveillait les enfants, et les animaux domestiques couraient un grave péril. Beaucoup le vivaient mal, mais on n’y pouvait pas grand-chose. C’était ainsi.

Malgré une météo toujours très clémente, des givres matinaux annonçaient l’arrivée prochaine de décembre. Ce dimanche-là donc, date retenue pour faire nos adieux en beauté au causse sur le circuit que j’avais concocté, ma compagne et moi avons enfilé nos coupe-vent aux couleurs de notre club, pour nous protéger du froid bien sûr, mais aussi parce que leur bleu flashy nous prémunissait en principe de tirs intempestifs.

Dès l’entame de la descente sur Calvignac, un vent glacial nous a saisis. À mi-pente, au moment où celle-ci s’accentue sur une chaussée condamnée par l’ombre à une perpétuelle humidité, nous avons croisé, un, deux, trois, dix, quinze, vingt chasseurs. La plupart d’entre eux, talkie-walkie à la main, s’affairant autour de leur véhicule garé sur le bas-côté.

Toujours bienveillante, ma compagne m’a lancé : « Ils ont l’air sympa ! » Je ne partageais pas ce sentiment, bien au contraire. Cela faisait beaucoup trop de fusils pour une zone aussi encaissée. Puisque nous devions repasser par là, en inclinant la tête ou en soulevant ma main droite, j’ai multiplié les petits saluts pacifiques, mais en général je me suis heurté à des visages fermés.

Depuis la veille, la pratique du cyclisme était à nouveau autorisée dans un rayon de vingt kilomètres, mais la règle ne se trouvait pas en cause. Nous n’étions pas les bienvenus. Deux camionnettes grillagées, dont l’une retenait encore une meute surexcitée, stationnaient en bas, juste à l’endroit où nous virions, avant de grimper vers le plateau. Lors de notre seconde escalade, j’ai compté jusqu’à neuf 4×4 se précipitant en sens inverse, telle une caravane ensorcelée.

À travers des œuvres littéraires et cinématographiques, moi le citadin, j’ai senti ce qui paraît être l’essence de la chasse : le profond respect, la relation intime avec l’animal qui va mourir, la fusion avec la nature. Rien de commun avec cette curée mécanisée. Bien que nous ayons prévu d’effectuer quatre ou cinq tours, nous sommes rentrés, pressentant un malheur. Le jeudi suivant, dans le même secteur (et dans, je présume, la même fébrilité ambiante), un jeune autochtone, apercevant une forme qui remuait au loin, a épaulé son arme. À cent mètres de là, Morgan Keene, vingt-cinq ans, coupait du bois chez lui. Une balle a suffi.

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