Qui sait à quoi servent les « savoirs scolaires » ?

L’école de France est la championne de l’indifférence au contenu de ses enseignements, privilégiant ainsi sa fonction de sélection.

Philippe Champy  et  Roger-François Gauthier  • 3 juillet 2023 abonné·es
Qui sait à quoi servent les « savoirs scolaires » ?
Fresque murale représentant deux enseignantes à l’air inflexible à l’entrée d’une école de Paris 11e.
© Xose Bouzas / Hans Lucas AFP.

Cet article est issu de notre nouveau hors-série : « Dessine-moi l’école publique ». Un numéro exceptionnel de 52 pages, à découvrir en kiosque et sur notre boutique en ligne !

Il est un paradoxe au cœur de notre école : elle s’abrite en permanence derrière un discours de révérence pour des idées d’« excellence », développées dans le cadre d’enseignements académiques consacrés pour l’essentiel à la diffusion et à l’évaluation de « connaissances ». Plusieurs faits attestent de façon irrécusable que ces prétentions sont illusoires. Premièrement, les grandes ouvertures quantitatives inscrites depuis cinquante ans n’ont été accompagnées d’aucune réflexion générale, approfondie et anticipatrice – en dehors de quelques rapports vite ignorés – sur les savoirs qu’il convenait d’enseigner. Et, pire, d’aucune des indispensables décisions en la matière : on a reconduit à l’identique, ou presque, les arrangements culturels et les hiérarchies préexistants. L’échec assez patent de la mise en œuvre des deux « socles communs », pourtant votés par le législateur (2006 et 2015), a souligné cette impasse. Comme il n’y a ni méthode ni vision d’ensemble, les changements se font à la marge et s’empilent, produisant des programmes dont chacun déplore par la suite la « lourdeur ».

L’éducation sans finalité

Deuxièmement, chaque fois que les autorités ont perçu que l’école ne pouvait plus ignorer des questions qui se posaient avec trop d’urgence aux élèves, elles ont ajouté sans fin, sans logique – mais surtout sans intégration cohérente au reste des enseignements – ce que les professionnels appellent des « éducations à ». Cette façon de procéder montre un renoncement à considérer ces objectifs « éducatifs » autrement que comme des supplétifs aléatoires, véritable fourre-tout allant de l’entreprenariat au développement durable. Troisièmement, l’évaluation des élèves en France se distingue, apparemment sans que cela ne choque personne, de celle des autres pays par le fait qu’on y attribue des diplômes à partir du calcul de moyennes générales qui consistent à « compenser » des carences en mathématiques par des performances en langue étrangère ou en EPS, par exemple. C’est la preuve, à l’instar des calculs ordinaires de moyennes dans les classes, que le résultat permettant la sélection a plus d’importance que les acquis réels des élèves.

Constat accablant : aucun texte de haut niveau ne définit l’éducation publique dans ses principes et ses finalités.

Ajoutons, quatrièmement, que les rares questions relatives aux contenus d’enseignement évoquées dans la presse se rattachent toujours à quelques marottes simplistes de ministres, du type de ce « lire-écrire-compter » inspiré de la Monarchie de Juillet et abusivement attribué à l’école républicaine. Ces faits mettent en évidence qu’en France, à la différence de beaucoup de pays qui y ont réfléchi de façon plus systématique, les décisions relatives à ce que l’école enseigne sont prises par le seul pouvoir exécutif de passage, sans le moindre texte qui définirait les finalités de l’éducation visée. Constat accablant : aucun texte de haut niveau (code de l’éducation compris !) ne définit en France l’éducation publique dans ses principes et ses finalités. C’est une question de politique publique d’une grande gravité. Quel est le sens véritable de cette indifférence ? Si l’école peut rester en France bien plus injuste qu’ailleurs, incapable souvent de donner aux élèves l’accès au sens des savoirs qu’elle présente comme indispensables, c’est parce que sa fonction de sélection fractionnée marche à merveille. Pour tous les élèves, la devise de l’école est claire et bien éloignée des valeurs de la République si souvent ressassées : l’important est de dominer les stratégies d’orientation, ce qui n’est réservé qu’aux initiés.

Un imaginaire dépassé

Prendre au sérieux la question des savoirs scolaires devrait au contraire contribuer à restaurer le rôle de l’école publique dans la société, à la défendre avec les arguments les plus forts, puisque touchant au cœur de son « métier social », la diffusion de savoirs. Mettre en lumière l’injustice de cette diffusion actuelle, qui prive beaucoup d’élèves des moyens d’une culture d’émancipation véritable, dévoiler l’extraordinaire désordre apparent des programmes et examens français – tout en montrant que ce désordre cache en fait un ordre social des savoirs scolaires immuable – est une étape nécessaire si on veut aller dans le sens d’une démocratisation scolaire digne de ce nom. Mettre en cause le paysage actuel des savoirs scolaires implique un certain nombre de ruptures. Ne faut-il pas rompre avec une organisation qui présente les savoirs en position de hiérarchie les uns par rapport aux autres, faisant écho à une hiérarchie sociale entre les classes et les individus ?

C’est d’entrée de jeu une leçon d’« éducation civique » insidieuse que l’école donne à ses élèves : ne faut-il pas aussi rompre avec des savoirs scolaires qui se présentent comme des certitudes, la connaissance critique des différents régimes de vérité devenant au moins aussi importante que les connaissances elles-mêmes ? Tout aussi importante est l’idée de tirer les savoirs scolaires de la tour d’ivoire abstraite où ils se sont souvent enfermés pour les conduire à s’ouvrir au monde complexe dans lequel les élèves doivent se repérer, afin d’y voir plus clair dans les questions vives (sociales, scientifiques, politiques…) qui se posent à tous, et afin d’agir en société. Il s’agit aussi de considérer que l’apprentissage de l’action doit faire partie du socle scolaire, afin que l’école devienne le premier terrain d’expérience de l’engagement et de la vie démocratique.

Si l’école peut rester en France bien plus injuste qu’ailleurs, c’est parce que sa fonction de sélection marche à merveille. 

Deux ruptures encore, essentielles, sont à mettre au cœur de la réflexion. Premièrement, une rupture avec les savoirs « prométhéens » : l’objectif d’harmonie entre l’homme et le reste du monde vivant nécessite d’abandonner l’idéologie scientiste, techniciste et obsédée de « croissance » qui prévaut. Deuxièmement, une rupture avec des savoirs bien trop limités à l’entre-soi : la question du rapport à l’autre et aux autres cultures doit être travaillée à tous les niveaux et dans toutes les disciplines possibles, ce qui va bien au-delà, par exemple, de la place du « roman national » en histoire. Au fond, que doivent viser les « savoirs scolaires » ? On trouve là de nombreux débats. S’il faut écrire quelque chose en haut de la page, pour dépasser ces conflits, nous pensons qu’il est souhaitable de s’appuyer sur les deux fondamentaux qui sont à enseigner aux êtres humains. D’une part, qu’ils sont humains, faisant partie d’une espèce dotée d’une unité génétique et vivant par leur culture commune une aventure au long cours ; d’autre part, qu’il existe une diversité historique extrêmement riche des modes culturels d’existence.

Une nouvelle politique des savoirs

Mettre ainsi les savoirs, avec ce type de perspective, au centre des débats sur l’école n’est pas autre chose que de proposer un changement dans la façon même de faire la politique d’éducation. Il y a un chantier central à ouvrir, qui devrait décider d’un agenda : il consiste à chercher les modalités d’élaboration, pour la première fois, d’un document juridiquement haut placé portant les finalités explicites de l’éducation publique. Ces finalités permettraient de construire un nouveau curriculum (ce qui est enseigné) et d’affronter avec méthode les points de rupture énoncés plus haut en s’attaquant aux pièges hérités de la culture élitiste de l’« école méritocratique » ; en sortant des sentiers battus imposés par des programmes sans cohérence d’ensemble ; en proposant des alternatives novatrices sur les thématiques anthropologiques brièvement évoquées ; en veillant à ce que les modalités d’apprentissage s’inscrivent dans une philosophie d’évaluation en rupture avec la traditionnelle course à la note et à la moyenne ; en se préoccupant du sens qu’ont les savoirs scolaires dans l’expérience existentielle de chaque élève, personne et citoyen en devenir au sein de multiples collectifs.

Si l’on s’accorde sur la nécessité d’un débat national associant tous les acteurs concernés (professionnels, élèves et parents, décideurs, citoyens, etc.), et sans rien ignorer des expériences passées ou récentes en la matière, il faut s’interroger sur la façon de le mener à bien sans perdre de vue les grands objectifs. Il paraît clair que le ministère de l’Éducation nationale n’a ni la légitimité ni la capacité à le faire, lui qui a aussi besoin de changements majeurs en termes d’organisation des pouvoirs en son sein. Notre appel au changement est la première étape d’un vaste agenda aux multiples dimensions politiques et institutionnelles. Elle consiste à convaincre les acteurs eux-mêmes de son urgente nécessité pour qu’ils s’engagent dans la redéfinition des finalités de l’école de demain. Politiques, professionnels, constitutionnalistes, citoyennes et citoyens, à toutes et tous d’imaginer ! 

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Temps de lecture : 8 minutes

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