« Il faut être prudent avant de prononcer l’acte de décès de la Nupes »

Le politiste Bruno Cautrès estime qu’une nouvelle union pourrait bien se construire après les européennes, si les forces de gauche repensent son fonctionnement démocratique.

Lucas Sarafian  • 5 juin 2024 abonné·es
« Il faut être prudent avant de prononcer l’acte de décès de la Nupes »
© Virginie Haffner / Hans Lucas / AFP

Chercheur en sciences politiques au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), Bruno Cautrès relativise le caractère « irréconciliable » des gauches. Il enjoint cependant à toutes leurs composantes de tenir compte des résultats du 9 juin pour envisager à nouveau l’union.

À une semaine du scrutin des européennes, estimez-vous que l’union des gauches pourrait se construire en vue de 2027 ?

Le contexte électoral dans lequel nous nous trouvons questionne l’avenir de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes). Mais il faut être prudent avant de prononcer l’acte de décès d’une coalition électorale. Sauf si une grande recomposition post-macroniste arrivait à créer une offre politique prolongeant le projet de grande coalition centriste d’Emmanuel Macron et provoquant une attraction sur le centre-gauche, les intérêts objectifs des différents acteurs de gauche convergent.

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Une pression s’exercera sans doute sur toutes les composantes de la gauche pour construire un cadre unitaire. Par ailleurs, l’électorat de gauche dans son ensemble demande fortement l’unité, malgré tous les désaccords qui se sont exprimés depuis 2022, y compris sur le conflit israélo-palestinien. Mais si les gauches veulent répondre à cette revendication, elles devront faire un important aggiornamento sur le mode de fonctionnement interne de la coalition, en introduisant par exemple des modifications démocratiques.

Cette campagne a-t-elle fait apparaître des désaccords idéologiques profonds au point que les gauches soient devenues irréconciliables ?

En vérité, la gauche a toujours été traversée par des débats. La réforme ou la révolution ? L’adaptation au capitalisme ou le changement de paradigme économique ? En 1997, lors de l’expérience de la gauche plurielle de Lionel Jospin, toutes les composantes de la gauche n’étaient pas alignées sur les questions économiques, européennes et internationales. Au sein d’une coalition, les divergences de points de vue, notamment sur les questions économiques, sont courantes. C’est un modèle plutôt commun dans de nombreuses démocraties européennes.

Pendant cette campagne, les gauches ont exprimé dans l’espace public et de manière très forte des oppositions sur des points capitaux.

Toutefois, pendant cette campagne, les gauches ont exprimé dans l’espace public et de manière très forte des oppositions sur des points capitaux. Les divergences sur les questions internationales sont plus difficiles à régler que des mésententes sur des paramètres socio-économiques. Il est très difficile de siéger ensemble au gouvernement si on a des désaccords majeurs sur ces questions qui engagent la position de la France dans le monde. Ces désaccords ne sont pas nouveaux – l’élargissement ou non de l’Union européenne (UE) est un débat qui existait déjà avant que le sujet de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’Otan ne surgisse à la suite de l’agression russe. Mais ils posent une question de fond sur la capacité des gauches à gouverner ensemble sans connaître des crises de gouvernement.

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Néanmoins, il faut être prudent sur l’instrumentalisation politique du mot « irréconciliable ». Il est utilisé pour souligner la faiblesse structurelle de la gauche et l’impossibilité pour elle de proposer un projet alternatif de gouvernement. Si la gauche veut prouver qu’elle ne mérite pas ce qualificatif d’irréconciliable, c’est à elle de montrer sa capacité de transformer le fonctionnement de sa coalition dans la perspective de la prochaine présidentielle.

La remise en cause du leadership des insoumis sur le reste de la gauche dans cette campagne permettrait-elle de faciliter l’unité ?

Si elles réfléchissent démocratiquement, les gauches doivent tenir compte du résultat de cette élection. Mais il existe un autre facteur : la capacité de Jean-Luc Mélenchon, l’initiateur de la Nupes, qui a permis de faire élire des députés communistes, socialistes et écologistes, à développer une stratégie qui permet de renouveler cette union tout en s’adressant à ses partenaires.

« Le dialogue semble totalement bloqué »

Certains insoumis tentent de maintenir la possibilité d’une candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2027, et son omniprésence dans la campagne électorale interroge. Qu’en pensez-vous ?

LFI et Mélenchon ont cru (…) pouvoir dominer le reste des gauches.

À défaut d’avoir pu réunir une liste unique, La France insoumise (LFI) et Jean-Luc Mélenchon ont cru, parce qu’ils pensaient peut-être que leur liste serait celle qui se placerait en tête des gauches le 9 juin, pouvoir dominer le reste des gauches. Et par voie de conséquence, imposer l’unité aux autres forces sociales et écologistes. Ce qui se passe est finalement très différent de ce scénario. Aujourd’hui, le dialogue semble totalement bloqué au sein de la Nupes alors que de multiples demandes ont été émises par les partenaires de LFI pour repenser les modalités de décision au sein de la coalition. Ce qui les pousse à présenter une candidature alternative. Il est donc difficile aujourd’hui d’imaginer Jean-Luc Mélenchon comme candidat unique de la gauche en 2027. Et s’il n’est pas le candidat de la gauche unie, sa probabilité d’accéder au second tour devient beaucoup plus faible.

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Un bon score de Raphaël Glucksmann pourrait-il créer un espace nouveau pour une gauche social-démocrate ?

Sa percée est très importante car il était très peu connu il y a cinq ans. Il bénéficie désormais du soutien des électeurs de centre-gauche déçus par le macronisme mais aussi par la Nupes, ou ceux qui se sentent orphelins du Parti socialiste. Il correspond également au sujet majeur qui est posé durant cette campagne puisque, dans un contexte de guerre en Ukraine, son engagement de longue date sur la question des droits humains est mis en avant. Il arrive également à capitaliser sur son bilan au Parlement européen.

Raphaël Glucksmann, lors de son meeting parisien, le 30 mai 2024. (Photo : Maxime Sirvins.)

Il est parvenu, pendant cinq ans, à être présent dans le débat public français sur les questions européennes. Et comme Marie Toussaint ou Manon Aubry, il est considéré comme un eurodéputé qui a travaillé. Dans les débats, il apparaît donc comme quelqu’un qui dispose d’une bonne expertise tout en arrivant à faire entendre son positionnement sur le soutien à l’Ukraine et sur les sujets climatiques. Les planètes s’alignent : il est là au bon moment et il correspond au rôle que ses soutiens attendaient.

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Pour autant, cette percée ne peut pas forcément se transformer en capital directement transférable dans la vie politique nationale. En 2022, Yannick Jadot comptait sur son bon score aux européennes de 2019 (13,5 %) pour devenir un candidat important à gauche. Cela n’a pas été le cas puisqu’il a recueilli 4,63 % des voix. Néanmoins, si Raphaël Glucksmann réalise un très bon score ou s’il se place en ­deuxième position derrière la liste du Rassemblement national menée par Jordan Bardella, les lignes politiques bougeront. Ce serait un événement. Dans cette hypothèse, les partenaires de la Nupes ne pourront pas ignorer les résultats pour réfléchir à la construction de l’après.

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