« La LGV Lyon-Turin est la quintessence du déni de démocratie »
Philippe Delhomme, vice-président de l’association Vivre et agir en Maurienne lutte depuis 20 ans contre la ligne à grande vitesse Lyon-Turin et est poursuivi en justice ce 18 avril. Entretien.

© FREDERICK FLORIN / AFP
Dans les Alpes, la mobilisation contre la ligne grande vitesse Lyon-Turin ne s’essouffle pas. Ce tunnel ferroviaire, impliquant de creuser la montagne entre Saint-Jean-de-Maurienne, en Savoie, et Suse, côté italien, tente de se faire depuis plus de trente ans. Mais il est de plus en plus décrié par des habitants de la vallée et des écologistes, l’accusant de sacrifier la montagne, les terres agricoles et les ressources en eau. Philippe Delhomme, vice-président de l’association Vivre & agir en Maurienne, se mobilise depuis plus de vingt ans contre ce projet.
Cette année, il aura vécu pour la première fois des procès pour des actions ou des propos tenus lors de manifestations. D’abord en février pour entrave à la circulation lors d’une action de désobéissance civile face à des camions de chantier. Il a été relaxé. Et maintenant pour avoir refusé de donner mes empreintes, avoir cité le nom et la commune de résidence du directeur territorial de TELT, la société chargée de la construction de la liaison ferroviaire, et enfin pour avoir déclaré « Il faut saboter la TAV » (TAV signifie TGV en italien) lors d’une manifestation en 2024. L’occasion de revenir avec lui sur les conséquences de ce chantier sur l’environnement et sur les pressions exercées sur les opposants au projet.
Où en est le chantier du Lyon-Turin ?
Philippe Delhomme : C’est encore la phase des travaux préparatoires, notamment la préparation de cinq plateformes de chantier, à chaque bout du tunnel, ainsi que trois ou quatre zones de chantiers intermédiaires, qui sont des descenderies ou galeries de reconnaissance. Or, seule la tête du tunnelier est livrée donc il ne fonctionnera pas avant cet automne. Pour l’instant, il n’y a rien de creusé de façon définitive, si ce n’est une petite portion entre deux descenderies. Mais cette question de l’avancée des travaux est une question de point de vue et d’interprétation des chiffres.
Je l’ai toujours dit : TELT manipule les chiffres pour donner l’impression que c’est irréversible, qu’on ne peut plus arrêter ce chantier. Par exemple, pendant longtemps ils refusaient de dire qu’il fallait creuser 164 kilomètres de galerie pour ce tunnel de base, parce que ça faisait beaucoup, alors ils disaient qu’ils creusaient déjà deux fois 57,5 kilomètres à creuser, soit 115 kilomètres. Aujourd’hui, pour gonfler le pourcentage, ils reprennent le nombre de 164 kilomètres et affirment que 23 % sont déjà creusés, en comptant les descenderies et galeries annexes.
Je ne lis pas les chiffres de la même façon. L’objectif de base est de créer une ligne nouvelle de 270 kilomètres de long. Si on prend ce nombre, il n’y a même pas 1 % de ligne nouvelle qui est créée donc, on peut arrêter. Les chiffres ne veulent plus rien dire. Mais il faut se demander ce que signifie ce Lyon-Turin 2 d’un point de vue économique, philosophique et écologique.
Vous parlez de Lyon-Turin 2 afin de signifier qu’une ligne existe déjà. Qu’en est-il ?
En effet, une ligne existe et fonctionne, et pourrait être utilisée pour le transit de marchandises. Mais il faudrait une véritable volonté politique sur le fret ferroviaire. Si c’était le cas, le gouvernements successifs auraient d’abord mis en œuvre des projets en plaine, ailleurs en France, avant de penser à faire un tunnel dans les Alpes. Surtout que les coûts sont énormes : le tunnel de base, qui n’est qu’un élément de toute la ligne nouvelle de 270 km, le tunnel de base coûterait 14,7 milliards actuellement, selon le vice-ministre des infrastructure italien.
Tout est fait pour que la ligne existante soit délaissée, afin de valoriser la nouvelle LGV.
Or, la ligne déjà existante est largement rentabilisée. Des travaux ont eu lieu entre 2007 et 2012, et avec quelques améliorations, elle serait opérationnelle rapidement. Nous avons fait des calculs avec des agents de la SNCF, des cheminots mais aussi des cadres, et nous sommes arrivés à la conclusion qu’en quelques mois, on pourrait mettre 900 000 poids lourds sur cette ligne. Pour information, TELT prévoit d’en mettre un million sur la nouvelle ligne. La différence n’est pas énorme.
Mais tout est fait pour que cette ligne soit délaissée, afin de valoriser la nouvelle LGV. Par exemple, Hubert Dumesnil, président de TELT de 2015 à 2022 était auparavant directeur de Réseau ferré de France (RFF) et c’est lui qui a entrepris la rénovation de la ligne existante. Arrivé à la tête de TELT, il a déclaré que cette même ligne était obsolète. Nous répétons qu’elle est indispensable pour la vallée, pour le fret mais aussi pour le transport des voyageurs du quotidien.
Ces travaux préparatoires ont-ils défiguré les paysages que vous connaissez bien ?
Les gens en Maurienne commencent vraiment à se rendre compte des impacts d’un tel chantier. TELT a menti en disant que tout serait souterrain, qu’on ne verrait rien. Les chantiers se multiplient, s’agrandissent, donc les gens sont complètement débordés par le nombre de camions, de voitures de chantier, par la poussière, le bruit, la pollution… Ils comprennent que ce n’est pas un petit chantier et qu’il va durer très longtemps.
J’habite le village de Villarodin-Bourget, près de Modane, et c’est là que les premiers travaux ont débuté en 2002. Nous les subissons donc depuis 23 ans. Et ils nous disent que le tunnel de base serait mis en circulation fin 2033 – même s’il est évident que ce sera beaucoup plus tard. C’est inimaginable pour une vallée de montagne ! Quelle image voulons-nous donner de notre vallée à l’extérieur ? Celle d’un chantier où les touristes sont au milieu des gravats et de la poussière ou celle d’un réservoir de nature, de biodiversité préservée ?
Quelles sont les conséquences déjà constatées sur le plan écologique ?
Elles sont déjà importantes mais ce qui est le plus terrible, c’est ce qui est invisible : les impacts sur l’eau. En creusant de telles galeries dans la montagne, cela draine l’eau de la montagne ! Lorsque j’étais maire adjoint de ma commune – pendant deux mandats – j’ai eu accès à des documents que TELT ne veut pas divulguer. Je peux affirmer que sur ma commune, dix sources ont été impactées par le chantier de la descenderie, et quatre ont été taries. Sur l’ensemble des travaux actuels, 34 sources ont été soit taries, soit ont vu leur débit diminuer.
En 2006, la Commission européenne a commandé un rapport et celui-ci a été réalisé par TELT – qui ne souhaite pas le rendre public. Ils estiment entre 60 et 125 millions de mètres cubes d’eau drainés de la montagne chaque année, l’équivalent de la consommation d’une ville d’un million d’habitants, selon ce rapport. Ma commune compte environ 500 habitants mais monte à 6 000 habitants en février car il y a une station de sports d’hiver. La consommation d’une année de la commune est de 60 000 mètres cubes d’eau. La galerie qui a été creusée sous le village draine 1 892 000 mètres cubes d’eau.
Les terres agricoles plates et de bonne qualité sont rares en montagne et on les perd sous des mètres de gravats…
Au-delà des besoins humains, il faut prendre en compte les impacts énormes sur les prairies, les forêts, les animaux… Ce phénomène de drainage va s’ajouter au manque d’eau global lié aux glaciers qui disparaissent. Une sécheresse technique et géologique va s’ajouter à la sécheresse climatique. De plus, le phénomène de tassements des sols va s’accentuer. Par exemple, EDF s’inquiète déjà de la situation autour du barrage du Pont-des-Chèvres, sur la commune d’Orelle, car une galerie a été creusée en dessous et le tassement des sols atteint désormais plusieurs millimètres voire centimètres par an.
Les terres agricoles sont-elles grignotées par ce chantier ?
Sur la commune de Villarodin-Bourget, la zone de chantier est de sept hectares. Avant, c’était des champs, des prairies, des jardins, donc des terres vraiment très intéressantes notamment pour le maraîchage. Nous avions eu le projet d’installer deux maraîchers bio, mais impossible. Et aujourd’hui, c’est une zone de chantier surélevée de 5 mètres avec des gravats. Les terres agricoles plates et de bonne qualité sont rares en montagne et on les perd sous des mètres de gravats… Et pas seulement dans la vallée de la Maurienne ! À cause des accès futurs, en avant-pays savoyard, nous avons estimé avec la Confédération paysanne que 1 500 hectares de terres agricoles seraient perdues.
Depuis quand êtes-vous mobilisé contre ce projet ?
Après l’accident dans le tunnel du Mont Blanc en 1999, où il y a eu 39 morts. Tout d’un coup, on a vu déferler en Maurienne des camions qui n’avaient plus qu’une solution : le tunnel routier du Fréjus. L’autoroute n’était pas construite. C’était assez grave mais les élus ne faisaient rien alors j’ai créé une association avec un ami. J’ai compris que c’était un problème plus large de transport de marchandises et que les élus de l’époque avaient tout fait pour favoriser la route plutôt que le rail. Pourtant, à cette époque-là, il y avait encore 20 % de transports fret ferroviaire (9 % aujourd’hui). Au départ, j’étais favorable au Lyon-Turin puis, vers 2005, j’ai compris que ce n’était pas la solution, notamment parce l’idée était de doubler les tunnels routiers. Au fil des rencontres, j’ai compris que la ligne existante pouvait faire le travail du Lyon-Turin.
De plus en plus d’habitants se réveillent, le long du tracé côté français.
Avez-vous toujours utilisé la désobéissance civile pour agir ?
On a toujours eu des méthodes non violentes : beaucoup de pétitions, de manifestations, des réunions publiques… On a essayé d’alerter pendant longtemps mais ça ne fonctionnait pas vraiment. En août 2022, nous avons bloqué des camions et cela nous a donné de la visibilité ! Nous avons fait appel aux Soulèvements de la Terre également et ça a été un déclic avec la manifestation de juin 2023. Depuis, de plus en plus d’habitants se réveillent, le long du tracé côté français. Côté italien, ils sont bien en avance sur nous dans le combat qu’ils ont commencé en 1991.
D’ailleurs, nous nous soutenons dès qu’il y a des actions et de la répression. Nous avons toujours agi dans la légalité, ce qui ne veut pas dire qu’on n’est pas dans la désobéissance civile. Quand on estime que la loi n’est pas correcte, on s’assoit par terre, pour empêcher les travaux ! Pour ce blocage des camions, je me suis retrouvé en garde-à-vue et mon procès a eu lieu en février dernier. J’ai été relaxé, donc désormais, il est possible de s’asseoir par terre sans que ce soit un délit ! C’est un pouvoir important que l’on a face à ce chantier.
Pour ce procès, vous êtes poursuivis pour des propos tenus, et non des actes commis. On vous reproche d’avoir cité le nom et la commune de résidence de Xavier Darmendrail, directeur territorial de TELT, « au vu de l’exposer à un risque d’atteinte à la personne », et d’ « avoir proféré en public des discours visant à la provocation de dégradation, destruction, et détérioration des chantiers de TELT » lors de la manifestation d’octobre 2024. Est-ce le signe que la répression monte d’un cran ?
Il peut y avoir des destructions de matériel, mais à aucun moment il y a des destructions ou d’atteintes à des personnes physiques. Concernant les propos tenus lors de la manifestation, je citais l’écrivain italien Erri De Luca qui avait dit en 2015 : « Il faut saboter la TAV » ! Il avait d’ailleurs été poursuivi en justice et relaxé ! TELT veut absolument faire taire toutes les oppositions. Il n’y a jamais eu de débats publics, donc on ne sait pas qui s’oppose ou qui promeut ce projet ! Je pense qu’il était nécessaire de provoquer TELT pour que les moyens de justice nous permettent d’avoir une caisse de résonance et ainsi démontrer que ce projet est non seulement inutile, et la quintessence du déni de démocratie.
Pour aller plus loin…

« Que l’État joue enfin son rôle avec un vrai plan d’adaptation climatique »

Justice climatique : quatorze citoyens en colère

Une famille en guerre contre Monsanto
