L’extrême droite, la gauche et la République : le grand retournement

En une dizaine d’années, Marine Le Pen et les siens ont accéléré leur entreprise de normalisation. Une série de victoires morales et politiques qui ont contribué à diaboliser la gauche.

Lucas Sarafian  • 29 octobre 2025 abonné·es
L’extrême droite, la gauche et la République : le grand retournement
Une affiche à Tarbes en 2017. Depuis des années, chaque sondage présidentiel place Marine Le Pen ou Jordan Bardella en tête.
© Sophie Bellard-Picavet / Hans Lucas via AFP

Le 14 octobre 2025, 11 h 02. Une nuée de caméras se presse dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Sébastien Lecornu doit prononcer son discours de politique générale d’ici quelques heures. Mais c’est Marine Le Pen qui concentre toute l’attention médiatique. Autour d’elle, Jordan Bardella, le président du Rassemblement national (RN), et Éric Ciotti, le patron du groupe de l’Union des droites pour la République (UDR). La triple candidate à la présidentielle plaide pour une nouvelle dissolution et se place « du côté de la démocratie ». Calmement, elle lâche : « L’ensemble des mouvements politiques n’ont aucun projet, aucun programme autre que celui d’empêcher le Rassemblement national d’arriver au pouvoir. »

Depuis des années, chaque sondage présidentiel place Marine Le Pen ou Jordan Bardella en tête. Le procès des assistants parlementaires du Front national (FN) ou la menace d’inéligibilité pour la candidate toute désignée n’y font rien. Dans le débat public, l’extrême droite a imposé l’idée qu’elle serait la réelle « alternance » à ce macronisme en décrépitude. Quant à la gauche, elle se fait déborder par le raz-de-marée bleu marine, sans cesse caricaturée et réduite aux polémiques médiatiques.

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La frontière de l’acceptable s’est déplacée. En dix ans, tout s’est accéléré. Aujourd’hui, les formations politiques de la droite et du centre font la mêlée avec le RN pour pousser la gauche dans le ravin. Les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le 7 janvier 2015, n’y sont pas pour rien. Les attaques provoquent un choc moral dans le pays et ouvrent la voie à une réponse sécuritaire proposée par le Parti socialiste (PS), alors au pouvoir. Invitée à l’Élysée par François Hollande, Marine Le Pen se rue sur l’occasion. Elle milite pour l’augmentation des moyens des forces de l’ordre face à la « guerre déclarée par le fondamentalisme islamiste » et la déchéance de nationalité. Inaudible, la gauche paraît paralysée.

La banalisation du FN-RN est permise par une crise de la gauche qui a été contaminée par une pensée islamophobe.

P. Corcuff

Dix mois plus tard, devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, trois jours après les attentats commis au Bataclan, au Stade de France et dans les rues de Paris, le locataire de l’Élysée trahit tout un héritage et ouvre la voie à la déchéance de nationalité. Une idée poussée par un artisan de la diabolisation de la gauche : le premier ministre de l’époque, Manuel Valls. Pendant des mois, l’ancien maire d’Évry se transforme en porte-voix d’une politique ultra-sécuritaire, intégrant des dispositifs de l’état d’urgence dans le droit commun.

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En parallèle, des socialistes influents créent un nébuleux mouvement, le Printemps républicain. Sur la laïcité et l’identité, le ton est radical, obsessionnel. Entre le RN et ce groupe représenté par Laurent Bouvet, la différence est une question de degré, pas de nature. Si les propositions peuvent différer, la cible est partagée : l’islam. Philippe Corcuff, professeur de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon, analyse cette nouvelle centralité de l’islamophobie : « La banalisation du FN-RN est permise par une crise de la gauche qui a été contaminée par une pensée islamophobe poussée par des figures du Printemps républicain et une pensée nationaliste qui a effacé la logique internationaliste. »

L’islam, supposé ennemi de l’intérieur

Jusqu’alors réservée à l’extrême droite, la constitution d’un ennemi intérieur incarné par les musulmans a été légitimée par des acteurs considérés comme au centre de l’arène. En octobre 2020, Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, dénonce les « ravages de l’islamo-gauchisme à l’université ». Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, lui emboîte le pas, déclarant que l’islamo-gauchisme « gangrène la société dans son ensemble ».

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Le mal, c’est la gauche, cette gauche qui serait complice de l’islam radical, incapable d’ouvrir les yeux face au communautarisme. Après l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, le procès fait à une partie de la gauche reprend de plus belle. Jean-Luc Mélenchon en est l’une des cibles régulières, lui qui aurait oublié la défense de l’universalisme en marchant le 10 novembre 2019 à l’appel de plusieurs associations, dont le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF).

Après les gilets jaunes, Emmanuel Macron parle d’identité, d’immigration, puis d’islamisme, de communautarisme, de séparatisme…

P. Corcuff

De la dédiabolisation de l’extrême droite, Emmanuel Macron est l’un des principaux responsables. « Après les gilets jaunes, Emmanuel Macron parle d’identité, d’immigration, puis d’islamisme, de communautarisme, de séparatisme… Le macronisme va devenir la force centrale de l’identitarisation du débat public », confirme Philippe Corcuff. Le président n’a-t-il pas accordé un entretien à Valeurs actuelles en 2019 ? N’a-t-il pas défendu en 2023 une loi immigration introduisant l’idée d’une préférence nationale ?

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De son côté, l’extrême droite continue sa normalisation. Tête de liste aux européennes de 2019 puis président du parti à 26 ans, Jordan Bardella est le visage d’un changement de ligne. Après 2017, le RN abandonne le souverainisme et se rapproche d’une logique pro-business. Fini la sortie de l’euro et de l’Union européenne. Bardella a le profil parfait pour séduire le patronat : le Medef l’a accueilli pour la première fois à ses universités d’été cette année.

« D’un côté, l’extrême droite se “normalise” en refusant d’entrer en contradiction avec le paradigme néo­libéral, observe ­Stefano Palombarini, économiste et maître de conférences à l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis. De l’autre, la pensée dominante au sein de ce même paradigme est une ligne identitaire et autoritaire. » La gauche qui veut taxer les grandes fortunes continue, elle, d’être mise au ban.

L’extrême droite s’est alignée avec l’agenda libéral de destruction sociale et démocratique.

U. Palheta

En 2022, le RN est partout. Vingt ans après l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle, 89 députés entrent au Palais Bourbon. La fenêtre d’Overton vient de s’élargir. « Avons-nous encore besoin de nous justifier sur le fait que nous sommes un parti républicain ? Bien évidemment que non », affirme l’eurodéputé Gilles Pennelle lors d’un colloque à l’occasion des 50 ans du RN. Au Palais Bourbon, les insoumis appliquent la conflictualisation, cette idée théorisée par Jean-Luc Mélenchon depuis des années. Ils s’opposent systématiquement à la droite et au gouvernement, multiplient les coups d’éclat. À l’Assemblée, ils « bordélisent ».

Inversion des valeurs

En Macronie, le « ni-ni » s’efface. Peu à peu, Emmanuel Macron et les siens oublient le front républicain et se mettent à banaliser le RN. En mai 2023, le président recadre Élisabeth Borne, alors première ministre, qui avait qualifié le RN d’« héritier de Pétain ». Quelques mois plus tard, elle estime dans Le Figaro que « LFI se place en dehors du cadre républicain ».

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« L’extrême droite s’est alignée avec l’agenda libéral de destruction sociale et démocratique pour apparaître comme une alliée du système, analyse le sociologue Ugo Palheta (1). Mais c’est la crise d’hégémonie des partis de la classe dominante, c’est-à-dire le PS, LR et la Macronie, qui a changé la donne. »

Auteur de Comment le fascisme gagne la France (La Découverte, mai 2025).

Après la victoire du Nouveau Front populaire (NFP) en 2024, la Macronie menace de censurer un gouvernement de gauche intégrant un ministre insoumis ou même un écologiste. Emmanuel Macron préférera finalement rechercher la bienveillance de l’extrême droite en nommant Michel Barnier.

La normalisation mariniste se joue aussi sur le terrain moral. Retour au 12 novembre 2023. Marine Le Pen arrive aux Invalides pour manifester contre l’antisémitisme, un mois après l’attaque terroriste du 7-Octobre. « Nous sommes exactement là où nous devons être », affirme-t-elle. Cinq ans plus tôt, elle avait voulu participer à la marche blanche en hommage à Mireille Knoll, cette octogénaire rescapée de la Shoah et assassinée en mars 2018 parce que juive. Marine Le Pen avait été exfiltrée. Cette fois, sa présence est acceptée.

L’extrême droite est perçue comme le meilleur ennemi de l’antisémitisme, et la gauche est diabolisée sur ce point.

P. Corcuff

Les insoumis, eux, ne sont pas là. La difficulté de Jean-Luc Mélenchon et de ses troupes à qualifier le 7-Octobre d’attaque « terroriste » sera un boulet pour toute la gauche, sans cesse qualifiée de « pro-Hamas » par la droite et l’extrême droite, une antienne relayée par de nombreux médias et éditorialistes. Le 6 décembre sur RTL, le président du Sénat, Gérard Larcher, place le tribun insoumis « en dehors de l’arc républicain ».

Profitant de cette absence, Marine Le Pen et les siens se voient en rempart contre l’antisémitisme. Dans le pays, les actes antisémites progressent et le conflit israélo-­palestinien devient une question centrale durant les élections européennes. « Cette situation a été une fenêtre d’opportunité pour le RN, considère Philippe Corcuff. La gauche radicale et LFI ont stigmatisé cette manifestation en l’assimilant à une manifestation pro-Netanyahou. Ce qui a permis à l’extrême droite d’inverser les valeurs : elle est perçue comme le meilleur ennemi de l’antisémitisme, et la gauche est diabolisée sur ce point. »

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En juin 2024, dans Le Figaro, la patronne du RN cible cet « antisémitisme communautarisé et de gauche qui infuse partout dans la société ». Quelques jours plus tôt, elle a été adoubée par Serge Klarsfeld, avocat et grande conscience de la mémoire juive. Selon lui, la gauche serait « sous l’emprise de La France insoumise avec des relents antisémites et un violent antisionisme » alors que le RN serait désormais un « parti pro-juif ». Après la dissolution ratée de 2024, le RN vaincra dans 126 circonscriptions.

Certains comme Éric Ciotti, Laurent Wauquiez et Bruno Retailleau ont progressivement dit qu’ils s’opposaient avant tout à la gauche.

V. Igounet

Un succès qui oblige la droite à imaginer de nouvelles alliances. Et un ennemi commun. Bruno Retailleau appelle ses électeurs à ne donner « aucune voix à la gauche » lors d’une législative partielle dans le Tarn-et-Garonne, mi-octobre. Laurent Wauquiez dénonce la « folie de l’extrême gauche, qui est le principal danger politique pour l’avenir de notre République ». Et assure que, si barrage républicain il devait y avoir, il ferait « barrage contre La France insoumise et non contre la droite ou l’extrême droite ».

« Certains comme Éric Ciotti, Laurent Wauquiez et Bruno Retailleau ont progressivement dit qu’ils s’opposaient avant tout à la gauche, analyse Valérie Igounet, historienne et directrice adjointe de Conspiracy Watch. Et, en parallèle, il semble que Marine Le Pen soit devenue plus ouverte sur une union des droites. » Le début de la fin.

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