Victor Collet : « À Exarchia, l’absence de police a facilité des formes d’expérimentation sociales »

Le sociologue raconte dans son nouvel essai, Vivre sans police. Du long été au crépuscule d’Exarchia (Agone), la façon dont ce quartier d’Athènes, au cœur de la contestation durant la crise financière grecque, a vécu une décennie sans police à partir de 2008. Il y explore l’évolution du mouvement anti-autoritaire, entre expérimentations politiques et déchirements internes.

Pauline Migevant  et  Olivier Doubre  • 26 novembre 2025 abonné·es
Victor Collet : « À Exarchia, l’absence de police a facilité des formes d’expérimentation sociales »
À Paris, le 10 novembre 2025.
© Maxime Sirvins

Vivre sans police. Du long été au crépuscule d’Exarchia, Victor Collet, Agone, 340 pages, 22 euros.

Né en 1982, docteur en sociologie et chercheur indépendant, Victor Collet travaille depuis longtemps sur les métamorphoses des villes populaires et les résistances dans les espaces urbains en proie à la gentrification. Originaire de banlieue parisienne, il a publié Nanterre, du bidonville à la cité (2019) puis, installé à Marseille, Du taudis au Airbnb (2023, tous deux chez Agone), il a analysé l’évolution de l’habitat, en particulier après l’effondrement des immeubles insalubres de la rue d’Aubagne. Entre-temps, ses engagements militants et ses enquêtes participatives l’ont mené à s’installer à Exarchia, quartier rebelle athénien adossé à l’université, haut lieu des luttes contre la crise financière.

Dans quel contexte la police s’est-elle retirée du quartier d’Exarchia, à Athènes, en 2008 ?

Le 6 décembre 2008, le jeune Alexis Grigoropoulos est tué par la police. S’ensuit une importante vague de révoltes. En deux nuits, une quarantaine de commissariats sont attaqués partout en Grèce. Toute une partie de la population soutient les manifestations. À Exarchia, il y a des émeutes toutes les nuits ou presque pendant un mois. L’atmosphère contestataire de ce quartier ne diffère pas d’autres endroits, à la seule différence qu’il abrite l’École polytechnique, un bastion intangible de politisation et du mouvement anarchiste, puissant dans le pays.

Ce meurtre agit aussi comme un retour de traumatismes liés à l’histoire de la dictature dans le pays. Car c’est à l’École polytechnique qu’a commencé l’insurrection contre la dictature des colonels, le 17 novembre 1973, écrasée dans le sang. Les chars sont entrés dans l’école, 80 personnes ont été tuées. Pour cette raison, l’université devient un sanctuaire de la vie politique en Grèce après la chute de la dictature en 1974. En 2008, cette révolte inattendue fait peur au pouvoir. En raison du rapport de force établi, le gouvernement maintient la police à distance. Cela durera une décennie.

Vivre sans police à Exarchia à partir de 2008, c’est par exemple lutter contre un projet immobilier qui doit s’implanter sur un vieux parking et en faire le seul autre espace de verdure, avec la colline de Streffi, de ce quartier hyperdense. Il faut s’imaginer un quartier tout petit mais très central : c’est comme si on avait une ZAD urbaine au cœur de la capitale, et en même temps un lieu où une intrusion risque de mettre le feu aux poudres.

Comment ce quartier répond-il à la crise financière de 2008 et à l’austérité qui s’ensuit ?

2008 est à la fois un moment fédérateur de révolte contre la police et ses meurtres, et contre ce continuum dictatorial refoulé, doublé d’une histoire torturée entre la Grèce et l’Union européenne (UE). Quelques mois à peine après le meurtre d’Alexis Grigoropoulos, les Grecs souffrent : la troïka, à savoir l’UE, le FMI et la Banque centrale européenne (BCE), impose des coupes budgétaires dans leur vie quotidienne, dans le régime des retraites et l’assurance maladie. À cette époque, un tiers de la population est exclu de toute couverture maladie. La Grèce vend toute une partie de son patrimoine national au plus offrant – c’est la vente aux enchères du pays.

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Exarchia répondra à sa manière en offrant une base arrière lors des grosses grèves et manifestations qui démarrent au printemps 2010. À ce moment-là, la dégradation de la note du pays par les agences de notation entraîne un risque de banqueroute. La Grèce se retrouve dans l’incapacité d’emprunter sur les marchés, donc à la merci de ses créanciers. La BCE refuse de débourser le moindre sou en solidarité avec la Grèce et met à genoux le gouvernement, contraint, pour obtenir les prêts de l’UE et rembourser sa dette, d’accepter la destruction du Code du travail et des acquis sociaux.

Le 5 mai 2010, une manifestation vire à l’émeute devant le Parlement, et trois employés d’une banque qui se trouvent sur le trajet de la manifestation mourront brûlés vif après un incendie provoqué par un cocktail Molotov. L’enquête montrera dix ans plus tard que le patron les avait forcés à rester travailler sur place et avait fait fermer les portes de sécurité.

L’absence de police facilite nécessairement le développement de formes d’expérimentation sociales comme les centres de soins autogérés ou les cantines populaires.

Ce moment crée une énorme scission dans le mouvement anarchiste, pourtant aux avant-postes de la contestation. Certains questionnent le compagnonnage avec ces jeunes dits « encagoulés » et « toute une jeunesse sauvage » qui fraye avec le mouvement anarchiste. D’autres se demandent jusqu’où la contestation peut conduire. La mort de ces trois personnes désamorce non seulement le mouvement à Exarchia, mais aussi une grande partie de la contestation. Il faudra plus d’un an pour relancer des protestations aussi importantes contre l’austérité.

En revanche, à cette période, le pouvoir a bien d’autres chats à fouetter que de s’opposer aux anarchistes et à Exarchia. Si bien qu’un nombre considérable de lieux y sont occupés. L’absence de police facilite nécessairement le développement de formes d’expérimentation sociales comme les centres de soins autogérés ou les cantines populaires. Parce que là moins qu’ailleurs les gens craignent d’être réprimés.

« Lorsque la gauche arrive au pouvoir après 2015, elle ne veut pas ouvrir un nouveau front à Exarchia. La mafia (…) profite de l’apesanteur dans le quartier pour s’installer. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Vous évoquez dans votre livre la désillusion qui gagne la Grèce quand les plans d’austérité sont imposés par l’UE. Cette période s’accompagne de la résurgence du parti d’extrême droite Aube dorée, qui mène des raids contre les migrants. Comment Exarchia y riposte ?

En février 2012, il y a trois grandes nuits d’émeute liées à la lutte contre l’austérité. À ce moment-là, il y a beaucoup de désillusions. Deux mois plus tard, lors des élections législatives, Aube dorée, parti ouvertement néonazi, passe de 0,9 % à plus de 7 % des voix. Ses membres étendront leurs rondes anti-immigrés dans des quartiers dans lesquels ils n’étaient pas implantés. Le gouvernement laisse faire, ce qui leur permet de passer pour moins autoritaires et les médias parlent tout le temps d’eux. Un député du parti d’extrême droite donne une gifle à une élue communiste sur un plateau télé, d’autres multiplient les coups et les attaques au couteau dans la rue.

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À Exarchia, l’idée de rempart naît de sa culture de l’autodéfense. Les squats préfigurent le monde utopique socialiste ou anarchiste que les habitants veulent voir advenir. Cette culture fait que très tôt, dès 2008, quand ont lieu les premières rondes anti-immigrés, le quartier apparaît comme un lieu refuge face à ces ennemis fascistes perçus par beaucoup comme héritiers de la dictature militaire.

Avec la crise, le tournant sécuritaire du nouveau gouvernement conservateur et l’extension d’Aube dorée, notamment dans les quartiers très pauvres à proximité d’Exarchia, empêcher le fascisme de prospérer devient un vrai casse-tête, voire une guerre urbaine larvée. Les militants du quartier lancent par exemple des manifestations à moto pour occuper la rue et pouvoir se replier plus facilement, après avoir perdu quelques squats qui faisaient la jonction avec le quartier.

En septembre 2013, le meurtre du rappeur antifasciste Pávlos Fýssas marque un tournant. Six députés d’Aube dorée, 13 membres du parti et 9 policiers soupçonnés de collaboration sont arrêtés, accusés d’avoir participé à une organisation criminelle. En novembre 2013, deux militants néonazis sont assassinés en représailles, à 50 mètres d’un poste de police. Un groupe clandestin revendique l’attaque quelques jours plus tard en affirmant que, désormais, les militants d’Aube dorée seront traités de la même façon que les élites du parti et visés en conséquence. Ça a refroidi pas mal de gens.

Une autre lutte va se développer dans le quartier en opposition à la mafia. Comment cela s’est-il passé ?

Le quartier reste pris dans des rapports de force antagoniques. D’un côté, le mouvement anarchiste anti-autoritaire est assez puissant et reçoit le soutien d’une partie des habitants ; de l’autre, l’État et la police, tout en restant à distance, observent et attendent. Beaucoup disent alors que les gouvernements successifs créent une forme d’encerclement du quartier révolutionnaire en attendant qu’il s’épuise. En particulier lorsque la gauche arrive au pouvoir après 2015 et qu’elle ne veut pas ouvrir un nouveau front à Exarchia.

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La mafia, sous toutes ses formes d’accumulation primitive de capital par la violence, qui forcément existe déjà, profite de l’apesanteur dans le quartier pour s’installer. L’agression d’une jeune femme puis d’un militant, laissé pour mort, d’un des squats les plus importants entraînera la résurgence et l’explosion de la lutte anti-mafia. Ce mouvement considère que l’État laisse la drogue s’implanter pour nuire à la cohésion sociale et à l’auto-organisation. La question de la mafia me paraît centrale, car c’est un moment où tout le monde doit se débrouiller face à des difficultés majeures qui se multiplient sur une période très courte. Mais, sans la police, le monde continue de tourner dans le quartier.

Comme à chaque fois que le monopole de l’État et de la violence est contesté, des gens, des groupes ou des forces tentent de s’en saisir, de reprendre à leur profit la place, le quartier, et imposent des formes d’auto-organisation. Et même dans ces dernières formes d’organisation émergent ou se reproduisent des types de sécurité, de militarisation ou de violences envers d’autres. C’est sans doute là qu’il y a des leçons – plus que des réussites – à tirer de l’expérience d’Exarchia.

Que fait concrètement la mafia ?

Dans ce quartier, il y a des « zones grises ». Par exemple, des petits commerçants, qui peuvent être des cibles du vol à l’étalage, commencent à se lier avec des supporters de foot qui font profession, lentement, de sécuriser certains commerces, puis même certains squats, de migrants en particulier… Et il faut bien comprendre qu’Exarchia n’est pas coupé du reste de la ville. C’est un quartier qui connaît aussi des formes de gentrification accélérée, parce qu’il est vivant.

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Il y a beaucoup de commerces et de bars où toute une partie de la jeunesse et du centre d’Athènes se rend les vendredis et samedis soir. Ce qui implique une consommation d’alcool et de drogues, qui alimente une partie des trafics informels et donc des mafias plus opaques. L’agression du militant dont je parlais plus haut provoque des manifestations d’un type franchement différent des précédentes. Dans l’une d’elles, des gens brandissent des flingues en signe d’avertissement à la mafia. Du jamais vu ! Cette tension plus militariste fait le vide dans certains rangs militants.

Il faut rappeler qu’à l’époque cela fait huit ans que la crise économique s’est abattue sur tout le pays, que nombre de jeunes sont partis à l’étranger ou rentrés dans leur village natal, et qu’une vague de migrants sans précédent est arrivée en Grèce, où elle est bloquée parce que tous les pays limitrophes ont fermé leurs frontières (plus de 800 000 personnes en 2015-2016, notamment avec la guerre en Syrie). La violence sociale est énorme et les volontés de maintenir le quartier révolutionnaire en vie coûte que coûte suivent aussi cette tendance… pour le moins radicale.

« Ce qui est intéressant, dans cette lutte anti-mafia, c’est l’idée que défendent certains militants selon laquelle on ne peut pas se passer de police sans autodéfense. Parce que d’autres groupes prendront la place par la violence. » (Photo : Maxime Sirvins.)

N’y a-t-il pas un risque d’effets pervers avec la création de polices parallèles issues du mouvement, qui peuvent se retrouver à pourchasser les usagers de drogues au nom d’une lutte contre la mafia ?

Il y a toujours eu une part importante de personnes opposées à la drogue dans le mouvement anti-autoritaire grec, depuis les années 1970. D’abord parce que les drogues, échappatoires individuelles, sont considérées comme déviant les personnes d’un parcours révolutionnaire et d’un horizon collectif.
Mais aussi parce que les drogues et les trafics seraient un moyen pour l’État de s’implanter là où il rencontre des difficultés à le faire. Certains groupes militants antidrogues ont parfois eu tendance à prendre des usagers dans leurs filets. Sur cette question, il y a en effet de vrais clivages, de vrais antagonismes dans le mouvement. 

Avec la gentrification, l’implantation effrénée d’Airbnb et l’explosion des loyers, l’État a pu tabler sur une déstructuration des solidarités et du lien social.

Mais ce qui est intéressant, dans cette lutte anti-mafia, c’est l’idée que défendent certains militants selon laquelle on ne peut pas se passer de police sans autodéfense. Parce que d’autres groupes prendront la place par la violence. Ce sont des questions très importantes dans un mouvement. Et ces divergences et disputes entre groupes, ainsi que les épuisements dus à la crise, ont créé un certain désert politique, avant même la lourde répression d’État qui s’est abattue sur le quartier depuis.

Qu’est devenu ce quartier aujourd’hui ?

Avec la gentrification, l’implantation effrénée d’Airbnb et l’explosion des loyers, l’État a pu tabler sur une déstructuration des solidarités et du lien social, et sur une certaine évaporation des forces militantes. Mais en 2019 et jusqu’en 2022, avec le retour de la droite au pouvoir avec le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis, c’est surtout un scandaleux mélange de militarisation forcenée (qui a permis de démanteler une grande partie du réseau des squats existants) et une reprise caricaturale de projet de rénovation urbaine sur la place centrale et la colline qui ont permis d’isoler les forces militantes encore en place et ont empêché le microcosme de se reformer, dans cette période sombre que j’ai appelée « le crépuscule d’Exarchia ».

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