Politique : la gauche se désembourgeoise à tout petits pas

Si des figures issues des classes populaires ont pu émerger récemment, les partis de gauche peinent à se remettre en question. Concrètement, la parité sociale est très loin d’être acquise.

Lucas Sarafian  • 17 décembre 2025 abonné·es
Politique : la gauche se désembourgeoise à tout petits pas
Rachel Keke, députée LFI-Nupes de 2022 à 2024, fait figure d’exception au sein de l'Assemblée nationale.
© Pat Batard / Hans Lucas via AFP

Un homme en colère. « Je voulais montrer qu’on pouvait y arriver avec un CAP. Mais non, on ne peut pas. On ne nous laisse pas de place », lâche Stéphane Ravacley. Le boulanger qui a ému toute la France pour son combat en défense de son apprenti sans-papiers en 2021 a abandonné la politique. « J’ai été deux ans en haut lieu et rien ne bouge. » En 2022, il est investi dans le Doubs par la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) mais n’arrive pas à être élu. Un an plus tard, il rejoint le Parti socialiste (PS). Et ­Olivier Faure le nomme dans sa direction en tant que secrétaire chargé du commerce, de l’artisanat et des TPE.

En 2024, le PS lui propose une place aux européennes dans la liste conduite par Raphaël Glucksmann : il se retrouve en 27e position. Très loin des postes éligibles. « On m’a fait comprendre que c’était une opportunité qui n’arrivait jamais. Car il y a vingt personnes avant moi qui attendent depuis vingt ans cette place. Et les partis refusent de se régénérer. »

Aujourd’hui, Stéphane Ravacley n’est plus adhérent du PS. « Je savais qu’ils allaient se servir de moi. Comme moi, j’allais me servir d’eux pour porter mes combats et mes idées. Mais les partis ne cherchent pas des employés et des ouvriers pour leurs élections, ils ne veulent pas vraiment d’école de formation, regrette-t-il. Quand je les interpelle, ils m’écoutent mais ne changent rien. Ça fait trente ans que les dirigeants et leurs accompagnants sont là, et ça ne changera pas. La méritocratie existe peut-être ailleurs, comme aux États-Unis, mais en France, ça n’existe pas. »

Un monde politique excluant

Le collectif Démocratiser la politique, un groupe de chercheurs et de militants monté il y a trois ans, a publié une étude en juillet 2025. Le constat est accablant. Depuis une vingtaine d’années, la part de députés issus des classes supérieures lors des législatives est d’environ 70 %. Quant à la part des classes populaires, elle passe de 2 % en 2007 à 6 % en 2022. Aux européennes de 2024, 87 % des eurodéputés sont issus des classes supérieures.

De manière générale, elles sont 39 fois mieux représentées, tous scrutins confondus, que les classes populaires par rapport à leur poids dans la population. Et cette inégalité se retrouve à chaque étape du parcours d’accession au pouvoir : la sélection des candidatures des classes populaires est 16 fois plus forte que celle des classes supérieures. Ces dernières « ont donc préempté le pouvoir dans toutes les strates et échelles du champ politique, de façon graduée et jusqu’à des situations de surreprésentation extrême dans les arènes parlementaires », est-il écrit dans le rapport.

Quand j’interpelle les partis, ils m’écoutent mais ne changent rien.

S. Ravacley, boulanger et ex-candidat PS

Cette discrimination existe à gauche comme à droite. Parmi l’ensemble des candidatures depuis 2002, la part de celles issues des classes populaires affiliées aux partis de droite passe de 25 à 18 %. À gauche, cette part est de 23 %. « Quelle que soit leur couleur politique, les partis fonctionnent donc comme un accélérateur de la sélection sociale », avance l’étude du collectif Démocratiser la politique.

La conclusion est claire : ce n’est pas le supposé désengagement des classes populaires qui crée l’inégalité, mais le fonctionnement même d’un monde politique excluant. « Les classes populaires sont confrontées à un plafond qui les empêche d’accéder à des postes décisionnels, affirme Soraya Rajraji, chercheuse au sein du collectif. Ce système est instauré par les partis qui reproduisent les inégalités et mettent en place des stratégies pour éviter de renouveler la classe politique. »

À gauche, peu de figures issues des classes populaires ont réellement émergé. Rachel Keke est une exception. Si elle a perdu sa circonscription en 2024, l’ancienne leader syndicale des femmes de chambre en lutte est toujours très impliquée dans la campagne des municipales de La France insoumise (LFI).

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Bérenger Cernon fait partie des rares députés de gauche issus d’un milieu populaire. Ce conducteur de train et syndicaliste CGT a été élu en 2024 en Essonne avec l’étiquette LFI. « La classe ouvrière est sous-représentée, c’est une évidence, reconnaît-il. Les profils présents au sein de la classe politique sont surtout déterminés par ceux qui accèdent au pouvoir : un gouvernement de droite libérale donne une certaine tonalité au paysage. Il faut nous poser la question des candidatures aux élections. Et la gauche a tout à y gagner. Car l’idée de rupture et de radicalité passe par de nouveaux profils qui apportent leurs combats au sein de la classe politique. Mais il y a un rajeunissement important à l’Assemblée, ça montre que c’est possible. »

Devant ce constat étayé depuis de nombreuses années, les partis de gauche peinent à changer de logique. « Pourquoi les Français abandonnent-ils le vote ? Ils trouvent que la classe politique ne les représente pas. Elle ne parle qu’à elle-même. D’ailleurs, rares sont les personnes qui ont eu une activité professionnelle avant d’entrer en politique », observe Fatima Yadani, adjointe à la coordination au sein de la direction du PS. Elle milite pour que sa formation renoue avec les classes populaires.

Il ne faut rien attendre des partis, je ne recherche pas la charité. Il faut qu’on travaille nos questions, qu’on incarne une légitimité sur nos combats.

A., candidat NFP aux municipales

« Il faut que mon parti devienne le réceptacle de toutes les personnes qui veulent s’investir à gauche. Mais je ne nous trouve pas très accueillants. Il faut ouvrir les portes et les fenêtres. » Elle estime que le PS devrait notamment travailler à la formation de ses élus et de ses militants, inventer un système de marrainage, baisser le prix des adhésions, etc.

En interne, le parti à la rose travaille sur un classement des circonscriptions. Traduction : celles jugées difficilement gagnables ne seront pas systématiquement attribuées à ces nouveaux profils issus des classes populaires. « On trouve toujours que les changements sont trop longs. Les partis sont de grosses machines. Mais il y a une volonté », assure Fatima Yadani.

Candidat à Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne) pour les prochaines municipales, Adel Amara est du même avis : « On peut déplorer le rythme, mais on progresse, on ne part pas de rien. Aly Diouara, Carlos Martens Bilongo, Akli Mellouli, Sabrina Sebaihi, Rachel Keke… représentent leurs combats, ils permettent d’envoyer un message à ceux qui attendent que la lutte qu’ils incarnent soit portée. Mais ils font surtout avancer ces questions dans le débat public car ils apportent du fond et un vécu. »

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Bérenger Cernon considère avoir réussi à « faire bouger quelques curseurs » : « Quoi de mieux que quelqu’un qui a connu le quotidien des classes populaires pour en parler ? Bien sûr, ce ne sont pas les seuls légitimes, mais ce sont eux qui peuvent parler aux gens. Ces profils peuvent casser les codes de la politique et les discours traditionnels tels que “c’est tous les mêmes”. Il faut qu’ils franchissent le cap. »

Adel Amara le sait : « Il ne faut rien attendre des partis, je ne recherche pas la charité. Il faut qu’on travaille nos questions, qu’on incarne une légitimité sur nos combats. Et on se tournera naturellement vers nous, on trouvera un écho, on voudra travailler avec nous. Parce que nous sommes les mieux placés pour porter nos combats. »

La parité sociale, un projet de société

Depuis deux ans, des représentants du collectif Démocratiser la politique multiplient les rendez-vous avec des figures et les directions des partis politiques. Kévin Vacher, sociologue et directeur scientifique du collectif, l’assure : « On n’a pas de désaccord sur le constat, il est indéniable. On a des débats sur les réponses à apporter. Mais, au sein des bases militantes, la réflexion est forte. »

Lui considère que les quatre principaux partis de gauche ont fait des progrès : « La France insoumise porte ce sujet depuis 2018. Les Écologistes l’ont posé durant leurs journées d’été, ils ont un délégué à la parité sociale. Le PCF a toujours eu cet ADN. Au PS, ce sujet est en débat sous l’impulsion de certaines figures comme Philippe Brun. »

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« Il y a de bonnes intentions, mais ce fonctionnement est tellement enraciné qu’il en est presque inconscient, estime la chercheuse Soraya Rajraji. Il faudrait que les partis revoient totalement leur mode de pensée, qu’ils acceptent de remettre à plat la sélection des candidatures, leur prise en compte dans les listes, la manière de faire campagne. La parité sociale, c’est un projet de société. » Ce concept est notamment porté par Julia Cagé. Dans Libres et égaux en voix (Pluriel, 2020), elle propose une idée : la mise en place d’un seuil de 50 % d’ouvriers, d’employés ou de demandeurs d’emploi à des élections, sous peine d’inéligibilité pour tous les candidats présentés par un parti.

Le collectif Démocratiser la politique propose quelques mesures. Parmi elles, une révision constitutionnelle élargissant le champ de l’égalité de représentation aux différentes catégories sociales et l’obligation de renoncer au cumul des indemnités d’élus. Pour appliquer la parité sociale, les chercheurs estiment que les partis devraient également être plus transparents dans le choix des candidatures et planifier leurs objectifs de parité sociale. Ils imaginent également l’instauration d’un seuil maximal, qui pourrait être fixé entre 15 et 25 %, de classes supérieures pour l’ensemble des scrutins. « Ce qu’on attend surtout des partis, c’est un engagement en faveur de plus de parité et de transparence », résume Soraya Rajraji.

Pour les municipales, le collectif a mis en place deux outils. D’abord, une cartographie qui permet à tous les citoyens de voir la composition du conseil municipal de sa ville. Ensuite, un test de parité sociale à destination des partis au moment de la composition de leurs listes. En parallèle, Démocratiser la politique tente d’alerter les listes partout en France. « Les listes citoyennes sont les plus réactives, certifie Kévin Vacher. On a des discussions très resserrées avec les listes écolos et insoumises. Et on commence à échanger avec le PCF et le PS. »

À Poitiers, la maire écolo Léonore Moncond’huy s’est publiquement engagée en faveur de la parité sociale pour sa liste. À Marseille et à Roubaix, les insoumis réfléchissent à s’engager, tout comme Laurence Ruffin à Grenoble et l’édile socialiste Karim Bouamrane à Saint-Ouen. Le début d’une petite révolution ?

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