Ces travaux « de femmes »…

La division sexuelle des tâches, au-delà des questions salariales et de travail domestique, est une inégalité toujours vive aujourd’hui.

Olivier Doubre  • 6 mars 2014 abonné·es

Dame-pipi, femme de ménage, femme au foyer, assistante sociale, nourrice… Dès leur intitulé, ces emplois, souvent subalternes ou tournés vers le soin, sont considérés comme « naturellement » féminins. Des emplois « pour » les femmes, en somme. Dans un ouvrage précurseur paru en 1964, la Condition de la Française d’aujourd’hui  [^2], les sociologues féministes Andrée Michel et Geneviève Texier retraçaient l’histoire de « la conquête du droit à l’emploi dans l’industrie ». Et rappelaient qu’à la fin du XIXe siècle, dans de nombreux secteurs, les travailleurs se mettaient à « faire grève chaque fois qu’une femme était embauchée ». Les femmes ont donc dû conquérir le droit de travailler dans les mêmes emplois que les hommes, le patronat y étant souvent favorable pour la bonne raison qu’il pouvait les payer moins. Ce livre pionnier annonçait non seulement la prochaine apparition du Mouvement de libération des femmes (MLF), mais aussi l’essor des sciences sociales dédiées aux femmes et bientôt aux « questions de genre ». Il s’appuyait alors sur les premiers travaux disponibles, notamment l’histoire des « luttes patientes » des femmes pour accéder à l’emploi, retracée par la chercheuse au CNRS Madeleine Guilbert. Ou l’enquête de l’Ined en 1958 sur « le budget-temps de la femme mariée dans les agglomérations urbaines », mesurant qu’une mère de trois enfants consacrait 77 heures par semaine au travail domestique.

Tout cela a-t-il vraiment changé ? On sait bien que non. À la veille de cette édition 2014 de la Journée internationale des femmes, plus de 70 % du travail domestique est toujours assumé par celles-ci, pour une moyenne de 2 h 07 par jour (Insee, 2010). Mais, outre cette inégalité flagrante, la division sexuelle des métiers se perpétue aussi. En 1986, une étude montrait que plus de la moitié des femmes actives se concentraient dans à peine 20 % des occupations. L’historienne Michelle Perrot notait ainsi, dans un article de la revue le Mouvement social de 1987 [^3], que le marché du travail féminin, « fort étroit », est toujours le lieu de « discriminations de fait enracinées dans les mœurs, produit de représentations de longue durée, remodelées au gré des besoins du temps ». Bien que les guerres puis l’évolution des sociétés industrielle et postindustrielle aient généralisé le travail féminin dans l’industrie et les services, la répartition des tâches qui perdure aujourd’hui provient de croyances anciennes. L’anthropologie est la discipline qui nous permet d’en comprendre la genèse. Un ouvrage passionnant d’Alain Testart [^4] retrace ainsi les « explications naturalistes » qui ont longtemps eu cours pour justifier une division ayant existé dans presque toutes les sociétés : les femmes accompliraient les travaux qui nécessitent le moins de force physique ou le moins de déplacements pour pouvoir rester auprès des enfants.

C’est faux ! Mais l’anthropologue s’étonne d’abord de ces « étonnantes constances », voire de la « quasi-universalité » de cette répartition sexuelle des travaux, des peuples d’Extrême-Orient, d’Amérique du Nord ou du Sud à ceux d’Afrique ou d’Occident, dans les grandes civilisations classiques ou parmi les sociétés sans écriture. Ainsi, les femmes ont toujours travaillé les matières souples ou plastiques, quand revenait aux hommes le travail des matières dures (métal, bois, pierre, coquille, os, etc.). Or, ce ne sont pas des critères physiques ou fonctionnels, mais bien des croyances, des interdits ou des tabous, « choses sociales », qui « pèsent sur les femmes seules, et non sur les hommes ». Par exemple, « l’exclusion universelle » des femmes de la chasse provient du fait qu’elles ne doivent pas verser le sang, parce qu’elles saignent elles-mêmes régulièrement. Ensuite, « ces manières de faire se conservent par simple inertie, [ce qui] est probablement la raison pour laquelle cette division des tâches entre les hommes et les femmes paraît si semblable, depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu’à la société industrielle ». Alain Testart montre ainsi pourquoi les sociétés contemporaines ont tant de mal à dépasser et à réformer cette antique séparation sexuelle des travaux. Le changement nécessite une vraie révolution des mœurs et des croyances, forcément plus longue à opérer que la simple adoption d’une loi proclamant l’égalité salariale. La lutte pour l’émancipation des femmes demeurera donc une longue entreprise. Sachant qu’en matière de travail les sociologues ont défini la double domination sur les femmes, de classe et de genre, par la notion de « rapports sociaux de sexe [^5] ». Une « centralité du travail » qui est « à la fois le levier de la domination qui s’exerce structurellement sur elles […], mais aussi, et en même temps, celui de leur émancipation »

[^2]: Gonthier, 1964.

[^3]: Qu’est-ce qu’un métier de femme ? , reproduit dans les Femmes ou les silences de l’Histoire, Flammarion, 1998.

[^4]: L’Amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail , Alain Testart, Gallimard, 192 p., 17,90 euros.

[^5]: Genre et rapports sociaux de sexe , Roland Pfefferkorn, Page deux, 2012.

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