Abandonnés par l’État français

Six mois après le séisme, les Haïtiens sont confrontés à des obstacles administratifs qui empêchent les rapprochements familiaux et entretiennent des situations dramatiques.

Clémence Glon  • 10 juin 2010 abonné·es
Abandonnés par l’État français
© PHOTO : BELIZAIRE/AFP

Elle parle en créole, des sanglots dans la voix, et il y a de la friture sur la ligne. Bélina Morcy est au téléphone, à Paris, avec une de ses deux nièces qui vivent à Port-au-Prince. Leur mère est décédée, et elles sont sous la tutelle de leur tante depuis 2008. Nul besoin de traducteur pour comprendre la détresse de l’adolescente. Pas de maison, pas de vêtements, et les pluies qui arrivent prochainement sur l’île caribéenne. Le bruit de la rue, là-bas, en plein chaos, tranche avec le calme, ici, de la pièce, dont les fenêtres donnent sur un jardin. Bélina Morcy téléphone devant une quarantaine de personnes venues assister à la conférence de presse organisée par la Plateforme des associations franco-haïtiennes (Pafha), le jeudi 3 juin, à l’Assemblée nationale. Cette Française originaire d’Haïti tenait à témoigner de sa difficulté à faire rapatrier en France Amelisena, 16 ans, et Wedeline, 17 ans. Toutes les démarches ont été mises en œuvre. Les demandes de visas ont été faites en 2009, et le montant de l’opération, deux fois 99 euros, a été versé depuis longtemps à l’ambassade de France sur l’île. La procédure traînait. Depuis le séisme, elle est bloquée.

Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 a fait plus de 300 000 morts en Haïti. Deux jours après, le ministre de l’Immigration, Éric Besson, annonçait « la mise en place d’un dispositif exceptionnel et temporaire d’accueil aux victimes » . Il s’engageait à alléger les conditions du regroupement familial, à faciliter la délivrance des visas pour visites familiales et à délivrer des visas et des autorisations de séjour à titre humanitaire. Mais, six mois après la catastrophe, les démarches restent complexes, voire impossibles. « Les préfectures continuent à faire comme si rien ne s’était passé, déplore Romel Louis-Jacques, secrétaire de la Pafha. Les critères et délais restent les mêmes. » Alors que les caméras se détournent d’Haïti, la Pafha tire la sonnette d’alarme.

Quand Jean-Louis Soublin a rencontré sa concubine, Amose, elle était mère de deux garçons, dont un mineur, François Daniel, né en 1994 à Port-au-Prince. Lorsque Amose est décédée en 2007, Jean-Louis Soublin est devenu le tuteur légal de cet enfant et a demandé un visa long séjour auprès de l’ambassade pour le faire venir avec lui en France. Visa qui lui a été refusé en 2008, étrangement, puisque le grand frère et les grands-parents de François Daniel vivaient déjà en France. Depuis la mort de sa mère, il était aidé sur l’île par un voisin. Mais celui-ci est mort pendant le séisme. François Daniel, 16 ans, erre donc seul dans les rues de Port-au-Prince. Apprenant les mesures annoncées par Éric Besson concernant les visas et les autorisations de séjour, Jean-Louis Soublin reprend espoir. Mais, lorsque François Daniel se présente à l’ambassade de France en Haïti, on lui réclame l’original de la mise sous tutelle. Or, la pièce a disparu sous les décombres. « Aurait-il dû gratter la terre pour le retrouver ?, interroge le tuteur de l’enfant. Avec l’insécurité grandissante en Haïti, je vis dans l’angoisse permanente. »

« C’est la catastrophe : les gens sont dans une situation de grand désespoir, confie Marie Duflo, secrétaire générale du Gisti, groupe d’informations et de soutien aux immigrés. On leur dit : “On va vous faciliter les choses. On est très émus” ; et à côté de ça, rien n’est fait. » Elle n’a jamais cru aux engagements pris par le ministère. Selon elle, les discours des mois de janvier et février ont « seulement permis d’endormir les gens » . « Le mot “faciliter” ne veut absolument rien dire. Quand un gouvernement s’engage, il donne des instructions. Or, ça n’a jamais été le cas. Le ministère a mis en place des cellules d’urgence qui ont fait rêver et perdre du temps à pas mal d’Haïtiens » , dénonce-t-elle. Des visas ont bien été accordés à certains mais, selon elle, « on les a donnés à des personnes dont la procédure avait déjà abouti avant le séisme ».

À Port-au-Prince, l’ambassade de France n’accepte aucun dossier sans un acte d’état civil. Il est nécessaire d’avoir, en plus, un certificat des archives d’Haïti qui témoigne de l’authenticité du document. Absurde pour des personnes qui ne possèdent plus aucun effet personnel. « Les Haïtiens sont victimes d’une sorte de suspicion permanente parce qu’ils ne disposent pas toujours de documents authentiques, regrette Romel Louis-Jacques. C’était déjà le cas avant le séisme, où l’on suspectait des fraudes. C’est pire maintenant. » S’ajoutent à ces exigences administratives des dépenses financières inconcevables. En Haïti, les personnes qui veulent se rendre à l’ambassade doivent passer par une banque pour payer des frais de rendez-vous. L’équivalent de 6 euros doit être versé pour chaque entrevue.

Géraldo, fils de M. Vilias, venu apporter son témoignage à l’Assemblée, est scolarisé en France depuis quatre ans. Aujourd’hui majeur, il tente d’être régularisé. Les professeurs de son lycée ont constitué un dossier de soutien. En vain. Géraldo se sent aujourd’hui « abandonné » par l’État français. Le 14 janvier, Éric Besson a suspendu les procédures de reconduite de personnes en situation irrégulière vers Haïti. « Mais les personnes non expulsables ne sont pas régularisables ! On est dans une situation ubuesque », alerte Romel Louis-Jacques. En restant dans l’illégalité sur le sol français, les Haïtiens sont condamnés à la précarité. Actuellement, 80 000 ressortissants haïtiens vivraient en France, et plus de la moitié seraient en situation irrégulière. « Si on veut être solidaire avec le peuple haïtien, autant l’être une fois pour toutes. Une solidarité flottante qui ne repose sur aucune perspective durable d’amélioration de la situation des gens ne sert à rien » , estime Romel Louis-Jacques.

Sur l’île, l’argent envoyé par la diaspora constitue un revenu direct important pour la population civile. Une régularisation des Haïtiens en France leur permettrait d’accéder à des emplois mieux rémunérés. « En donnant de l’argent directement à l’État haïtien, l’aide ne va pas à la population. On ne sait pas exactement comment il est utilisé , explique Romel Louis-Jacques. Le mécanisme de reconstruction mis en place par le gouvernement haïtien est critiquable. Il n’y a aucun échange avec les partenaires sociaux, par exemple. » En régularisant les Haïtiens sans papiers, l’État français apporterait une aide précieuse à Haïti. C’est la mesure qu’ont décidé de prendre les États-Unis et le Canada à la suite du séisme. Pourquoi pas la France ?

Marie Duflo n’attend plus grand-chose du gouvernement. Le Gisti et le collectif MOM (Migrants ­d’outre-mer) préfèrent encourager les Haïtiens à mettre en route des demandes administratives complètes. « L’ambassade de France peut faire traîner jusqu’à deux ans une demande de visa, même dans les cas où ce visa est de plein droit comme pour les enfants de réfugiés » , explique la secrétaire générale du Gisti. L’important est de dater la demande et de veiller au délai de traitement. Il n’est pas normal de devoir attendre un refus. « Les tribunaux doivent casser le silence de l’administration », souligne-t-elle. Pour Marie Duflo, les Haïtiens ne doivent pas hésiter à évoquer des droits fondamentaux, comme celui de vivre dans des conditions décentes. « Il y a encore la possibilité de faire des démarches sur la base d’une situation exceptionnelle qui renforce les droits des Haïtiens » , veut-elle croire.

« La situation actuelle d’Haïti est en partie due à la France », s’est insurgé Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme. « La durée de la détresse du pays n’est malheureusement pas la durée de l’attention médiatique mondiale » , a-t-il précisé. Dans la salle, des parents qui avaient beaucoup compté sur « le dispositif exceptionnel », promis par Éric Besson, attendaient leur tour pour prendre la parole. « Les Haïtiens de France n’avaient rien demandé, c ’est le ministre qui a proposé. Pourquoi ne tient-il pas ses engagements ? », ­soupirait une dame. Six mois ont déjà passé, six mois dans les ruines !

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