Une information majeure

Alain Ade  • 23 décembre 2010 abonné·es

Il y a quelques aubes de cela, à peine m’étais-je traîné à la cuisine afin de préparer le petit-déjeuner de ma progéniture – ajoutant au passage une enclume au contenu étonnamment léger de son cartable – qu’un coup d’œil subreptice aux actualités Yahoo sur l’ordinateur, oublié la veille en veille, de mon bureau m’avait arraché de ma torpeur et de mon pyjama, dans cet ordre chronologique, pour ceux que les détails dramaturgiques intéressent. Une des nouvelles m’avait laissé si coi ( so what , pour les anglophiles) que j’en étais venu à me demander si mon fournisseur d’accès ne m’avait pas refilé Interflou à la place d’Internet. Après versement en pluie d’une myriade de flocons de céréales (il tombait décidément plus d’avoine dans le bol de ma fille que de blé dans ma poche, avais-je constaté, amer, moi qui venais de me faire plumer par Poule emploi), j’étais retourné fissa à mon écran afin de m’assurer qu’un sommeil agité (de vingt heures, car je me couche souvent tard pour être plus intelligent [^2], et parfois je saute une journée !) ne trahissait pas mon entendement. Force m’avait été de constater que non. J’avais relu ce titre étrange et pénétrant : « Pour le cancer de la prostate, la longueur de l’index compte. »

Je n’avais pas entamé le corps du texte (ni le mien) qu’une foule d’interrogations m’avait assailli. Délivrait-on là quelque conseil aux proctologues de tout poil, et d’ailleurs la spécialité du proctologue est-elle la détection du cancer de la prostate ? Une rapide recherche dans l’annulaire de la santé m’avait appris que ce n’était pas le cas. S’agissait-il du doigt de Dieu, plus connu sous l’expression « imposition des mains » (à quel taux, l’imposition ?), cette activité prescriptrice de rééducation fonctionnelle post-traumatique qui concerne aussi bien le recouvrement immédiat de la vue que l’érection subite du paralytique ? J’avais eu beau chercher dans le halo faiblissant de ma lointaine éducation religieuse, rien ne m’était revenu qui, de prés ou de foins, comme on dit à la campagne, eût pu me ramener au cancer de la prostate.

J’en étais venu à craindre une mise à l’index en guise de punition consécutive à ces pensées blasphématoires. J’avais alors entrepris de dériver sans tarder vers les courants du paganisme, qui bientôt m’avaient fait échouer sur les rivages du consumérisme et de la publicité. À l’instar de tous les rejetons des Trente Glorieuses, j’avais entendu un peu plus de 657 874 fois le slogan d’une célèbre marque de biscuits coupe-faim : « Ils sont bons tes Finger, monsieur Cadbury. Vous pouvez pas les faire un petit peu plus longs ? » Fallait-il fouiller de ce côté, quitte à passer pour un scout cherchant benoîtement la direction du vent après s’être mouillé l’index sans voir le chewing-gum collé à son ongle ? Après grattage de mon crâne à l’aide de tous les doigts de ma main gauche – manière d’hommage à Stan Laurel – il m’était apparu, Benoist, que non.

Quitte à se faire mettre profond, l’actualité politique allait peut-être m’aider. Je m’étais souvenu que le Tsar Cosy nous avait fait – nous, peuple français – quelques mois plus tôt la surprise de nous réintégrer dans le commandement militaire de l’Otan et que cette décision avait été interprétée comme une inféodation aux Américains. Certains, du coup, avaient trouvé Cosy franchement pro-States. Oui mais voilà, l’homme étant connu pour sa petitesse, il y avait peu à redouter que la longueur de son index eût une incidence sur quelque forme de cancer que ce fût, à l’exception du cancer des frais de fonctionnement de l’Élysée. Je n’étais pas plus avancé.
J’avais alors cessé de spéculer (comme avant moi Jérôme Kerviel, mais pour d’autres raisons) et m’étais plongé dans la lecture de l’article proprement dit. J’avais appris, tout ébaubi, que les hommes dont l’index dépasse en taille l’annulaire ont, en effet, moins de risques de développer un cancer de la prostate. La diminution du risque est même considérable : 87 %. Il ne fallait pas chercher bien loin, le titre de l’article était purement informatif ! Et cette découverte ne s’était pas faite au doigt mouillé, il s’agissait d’une très sérieuse étude réalisée en Angleterre par un très sérieux institut spécialisé. Je vous passe les détails, mais sachez que ces gens n’avaient pas hésité à confirmer cette découverte à France 24, la chaîne de Christine Ockrent, c’est dire !

Ma première réaction avait été de vérifier sur ma propre anatomie. Subir le même sort que François Mitterrand sans avoir dirigé le moindre pays, ne serait-ce que le Luxembourg (avec Denis Robert au ministère des Finances) ou le Liechtenstein, sans avoir légué mon nom à la moindre bibliothèque, même une très petite comme celle du camping de Doix ^3, par exemple, m’était apparu comme une injustice propre à raviver mon complexe de classe. Par chance (et par étirements progressifs), il se trouvait qu’une égalité parfaite régissait la concurrence entre mon index et mon annulaire. C’était un peu moins vrai de la main gauche que de la main droite, mais, pour une fois, j’avais décidé de croire la droite.

Et là, j’avais pointé un index accusateur vers l’écran de mon ordinateur. « Pouces !, avais-je dit. Vous avez beau être 17, vous n’êtes qu’un tas de tout p’tits pixels ! Une minuscule abstraction, une mesure mineure, alors que moi, je suis majeur, émancipé même ! » Hélas, bouleversé par l’emprise grandissante de l’information numérique, ému par la disparition progressive de toute hiérarchisation de l’information sur la toile, je m’étais mis à trembler. Privée de contrôle, ma main était alors venue frapper le clic droit de ma souris. Une image aléatoire s’était progressivement déroulée sur mon écran. Une image monstrueuse, glaçante. Rapportée aux craintes diffuses qui s’étaient emparées de moi quelques minutes plus tôt à propos de proctologie, cette vision m’avait terrorisé : Edward aux mains d’argent !

[^2]: Selon une étude récente, les personnes avec des QI plus élevés tendent à se coucher plus tard que ceux avec des QI plus bas…

[^3]: Vendée

Digression
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