Pétrole et démocratie, des liens étroits

Une histoire revisitée et inattendue des puissances occidentales depuis deux siècles. Bonnes feuilles.

Politis  • 29 août 2013 abonné·es

Nous publions ici un extrait de l’introduction de la passionnante étude de l’historien et anthropologue anglais Timothy Mitchell, titulaire de la chaire d’études du Moyen-Orient à Columbia University (New York). Une étude consacrée aux conséquences complexes et plus qu’ambiguës des propriétés matérielles des principales énergies fossiles, charbon d’abord et surtout pétrole, sur les régimes politiques dits démocratiques.

Ce livre est né du désir de clarifier les relations entre démocratie et pétrole. Au départ, je pensais, comme tout le monde, que la démocratie était une chose et le pétrole une autre, et je cherchais simplement à mieux comprendre pourquoi le second semblait néfaste à la première. Mais, en étudiant la construction de l’industrie pétrolière au Moyen-Orient, en découvrant comment on avait exploré les gisements, construit des oléoducs et des terminaux, transformé le pétrole brut en énergie calorifère et motrice, converti en profits le revenu généré par ces activités, cherché des moyens de faire circuler et de contrôler ces flux d’argent, il m’est apparu de plus en plus évident que l’énergie carbonée et la politique démocratique moderne étaient intimement liées. D’une étude consacrée à la démocratie et au pétrole, ce livre est ainsi devenu un travail sur la démocratie comme pétrole – comme forme de politique dont les mécanismes impliquent, à de multiples niveaux, des processus de production et d’utilisation de l’énergie carbonée. Les travaux sur le pétrole et la démocratie qui, au lieu de partir du processus de production et de distribution du pétrole, se concentrent exclusivement sur le problème de l’argent du pétrole – le revenu tiré du pétrole et ses pouvoirs corrupteurs – imitent inconsciemment le mode de construction des premiers réseaux énergétiques. En 1914, lorsque Royal Dutch/Shell a commencé à produire du pétrole au Venezuela, le dictateur en place, le général Gómez, a demandé à la compagnie de construire sa raffinerie au large du pays, sur l’île hollandaise de Curaçao. S’il souhaitait bénéficier de l’argent du pétrole, il ne voulait ni d’une grande concentration de travailleurs ni des revendications ouvrières que ne manquerait pas d’engendrer la raffinerie. Une décennie plus tard, quand la compagnie aujourd’hui connue sous le nom de BP a décidé de bâtir une industrie pétrolière en Irak, elle a prévu la construction d’un oléoduc destiné à acheminer le pétrole à travers les pays voisins et jusqu’à la Méditerranée, d’où la majeure partie du pétrole serait expédiée dans les raffineries européennes. La mince chaîne de la production pétrolière se trouvait ainsi étirée sur une distance encore plus grande. Lorsqu’un gouvernement nationaliste a exigé que BP construise une raffinerie moderne en Irak, la compagnie s’y est vigoureusement opposée. En d’autres termes, si le pétrole semble fortement affecter les pays producteurs après sa transformation en flux d’argent, ce qui est en réalité déterminant, c’est la construction des oléoducs, le choix de l’emplacement des raffineries, la négociation des royalties et d’autres dispositifs qui, dès l’origine, dans leurs efforts pour échapper aux revendications d’une force de travail organisée, touchaient à la question de la démocratie du carbone.

La transformation du pétrole en revenu étatique colossal et opaque n’est donc pas la cause du problème des relations entre la démocratie et le pétrole, mais le résultat de la manière dont des relations politiques ont été construites à partir de flux énergétiques. Incapables de suivre la production et la circulation du pétrole lui-même, les analyses défendant l’idée d’une malédiction pétrolière diagnostiquent une maladie qui n’est localisée que dans un seul ensemble de réseaux : celui par lequel passe le pétrole et où il est converti en énergie, en profits et en pouvoir politique – c’est-à-dire les instances décisionnaires de chaque pays producteur. Ce diagnostic a pour effet d’isoler des symptômes présents dans les États producteurs et absents dans les pays sans ressources pétrolières. Mais si les démocraties n’étaient pas des copies conformes les unes des autres, mais des régimes fondés sur le carbone ? Si elles étaient liées de façon bien spécifique à l’histoire des combustibles carbonés ? Et si, en suivant la piste du pétrole, on arrivait à établir un lien entre le mal dont souffrent les États pétroliers et certaines limites de la démocratie du carbone ? Les principaux pays industrialisés sont eux aussi des États pétroliers. Sans l’énergie qu’ils tirent du pétrole, la vie politique et économique qui les caractérise n’existerait pas sous sa forme actuelle. Leurs habitants ont développé toutes sortes d’habitudes (en matière d’alimentation, de déplacement, de logement, de consommation de biens et services) qui nécessitent une énorme quantité d’énergie tirée du pétrole ou d’autres combustibles fossiles. Ce mode de vie n’est pas soutenable, et il se trouve aujourd’hui confronté à une double crise qui entraînera sa fin.

Tout d’abord, la découverte de nouveaux gisements pétroliers ne suffit pas à compenser l’épuisement des ressources existantes. Même si l’estimation des réserves de combustibles fossiles implique des méthodes de calcul concurrentes et constitue, à ce titre, une procédure technico-politique, il semble bien que nous soyons sur le point d’entrer dans une période de déclin des ressources. Le stock de combustibles fossiles que possède la Terre ne va pas s’épuiser. Mais à mesure que le charbon et le pétrole vont se raréfier, et leur extraction se faire de plus en plus difficile, le coût financier et énergétique exigé par celle-ci va mettre un terme à l’ère des combustibles fossiles. Impossible pour l’heure d’en deviner les conséquences. Les réserves terrestres de « ce capital légué à l’humanité par d’autres êtres vivants », pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre, auront été consommées en un temps record. Dans le cas du pétrole – le combustible fossile le plus facile à extraire mais aujourd’hui celui dont il est le plus difficile d’accroître la production –, plus de la moitié du total consommé entre 1860, début de l’industrie pétrolière moderne, et 2010, l’a été à partir de 1980 [^2]. Du point de vue de l’histoire humaine, l’âge des combustibles fossiles apparaît donc comme une brève parenthèse. La seconde crise est liée au fait qu’en utilisant ces sources d’énergie, l’humanité a « involontairement mené une expérience géophysique de grande ampleur », selon la formule employée il y a près d’un demi-siècle, en 1965, par le Science Advisory Committee du président des États-Unis. En brûlant, en l’espace de quelques générations, les combustibles fossiles qui s’étaient accumulés sur Terre au cours des 500 millions d’années précédentes, l’humanité a injecté une telle quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère que cette commission prévoyait qu’en l’an 2000 la concentration atmosphérique de CO2 aurait augmenté de 25 %. Le rapport de 1965 soulignait que « cela pourrait suffire à produire des changements climatiques mesurables et peut-être marqués », qui risquaient même d’avoir des effets « néfastes du point de vue des êtres humains ». En réalité, l’expérience s’est poursuivie à un rythme plus soutenu que ne le pensait la commission. À ce jour, le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère a augmenté de 40 % par rapport au début de l’âge industriel, et la moitié de cette augmentation s’est produite au cours des quarante dernières années. Le changement climatique qui en découle risque non seulement d’avoir des effets néfastes pour l’humanité, mais aussi d’entraîner une catastrophe planétaire. L’une des limites majeures que le pétrole impose à la démocratie est la suivante : la machinerie politique apparue pour gouverner l’âge des combustibles fossiles, et qui est en partie le produit de ces formes d’énergie, pourrait se révéler incapable de faire face aux événements qui précipiteront sa fin [^3]. Suivre la piste du carbone, ce n’est pas substituer une analyse matérialiste aux constructions idéalistes des experts en démocratie, ni expliquer des évolutions politiques par les formes d’énergie qui les détermineraient – comme si, à partir du puits de pétrole ou de la mine de charbon, les pouvoirs du carbone se transmettaient tels quels aux détenteurs du pouvoir étatique. Le carbone doit lui-même être transformé, en premier lieu par les travailleurs qui l’extraient du sol. Ces transformations supposent l’établissement de liens et la construction d’alliances – liens et alliances qui ne respectent pas la distinction entre le matériel et l’idéel, l’économique et le politique, le naturel et le social, l’humain et le non-humain, ou la violence et la représentation.

Ce sont ces liens qui rendent possible la traduction ou le passage d’une forme de pouvoir dans une autre. Pour comprendre les liens réciproques entre l’utilisation des combustibles fossiles et l’expression d’exigences démocratiques, il faut étudier les modalités de construction de ces liens, les vulnérabilités et les opportunités qu’ils font naître, et les points névralgiques où le contrôle est le plus efficace. Ainsi, les différents modes d’organisation et de concentration du flux d’énergie ont tantôt facilité et tantôt interdit certaines possibilités de démocratie politique. Celles-ci ont à leur tour été favorisées ou entravées par des dispositifs associant des humains, des ressources financières, de l’expertise et certaines formes de violence. Ces dispositifs étaient tous conçus en vue de la distribution et du contrôle de l’énergie. À l’instar de l’énergie tirée des combustibles fossiles, la politique démocratique est un phénomène récent. Ces deux formes de pouvoir s’entrelacent depuis le départ. Ce livre retrace la manière dont elles ont été co-assemblées.

© La Découverte

[^2]: Des travaux récents ont avancé que les estimations des réserves de charbon étaient encore moins fiables que celles des réserves de pétrole, et que la production mondiale atteindrait son pic dès 2025.

[^3]: Mon approche ne cadre pas avec l’idée que le capitalisme constitue un processus historique reposant sur un ensemble de « logiques » immuables.

Idées
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