« Grandir », de Dominique Cabrera : Ô temps ! suspends ton film…

En filmant des années sa famille dans Grandir , Dominique Cabrera tente de retenir les jours.

Ingrid Merckx  • 23 octobre 2013 abonné·es

Nathalie est en larmes. Sa sœur Dominique (la réalisatrice) discute au téléphone, hors champ, avec l’administration. Elles sont à Oran, où elles enquêtent sur les circonstances de la naissance de leur mère. Elles la savaient de parents inconnus, elles viennent d’apprendre qu’elle était estampillée « T », pour « trouvée sur la voie publique ». L’expression submerge Nathalie d’émotion, non pas seulement pour sa mère – aujourd’hui grand-mère – mais aussi pour le bébé, qu’elle imagine seul dans la rue. Elle vient d’avoir un fils : « Un nouveau-né c’est quoi ? 2,8 kilos. C’est minuscule… »

Dominique filme les larmes de sa sœeur comme elle en filme d’autres dans Grandir (Ô heureux jours !). Celles de sa nièce Zoé, à 5 ans, lors d’un jeu. Ou celles de sa mère, Monique, septuagénaire, après la mort de son mari. Elle filme les membres de sa famille depuis dix ans. « Ils en ont assez », constate-t-elle, mais elle ne peut s’en empêcher. Elle les filme parce qu’elle les regarde grandir. Elle filme comme on écrirait un monologue intérieur interrompu par des dialogues extérieurs. Elle filme presque moins pour regarder que pour garder. Des instants, des événements : un mariage, un enterrement, une visite de Marseille, un voyage en Algérie…

Dominique Cabrera filme comme ** un pisteur, pour marquer des traces et en trouver d’autres, tel le regard de la grand-mère dans les yeux de sa petite-fille. Elle filme comme on traque un fantôme : le secret des origines de leur mère, la malédiction qui les rend tous insomniaques… Elle filme non pas tant pour immortaliser que pour donner corps à ce qu’on ne voit pas. Et son film se fait le déroulé furtif des transmissions inconscientes, des non-dits parfois tristes mais surtout heureux. Car il y a beaucoup de bienveillance dans le regard que Dominique Cabrera porte sur ses proches, cadrés de près. Son attachement rend son film attachant, accueillant. Il y a des passerelles : un peu de voix off, des extraits de films qui mettent la mémoire en abyme, des flip-books qui maquillent les personnes filmées en personnages de cinéma. « On ne s’est pas disputés », se félicite la réalisatrice. Mais elle ne montre aucun conflit, à peine un énervement. Comme si cela ne méritait pas qu’on s’en souvienne. Elle filme le temps qui passe pour arracher quelque chose à sa fuite. D’ailleurs, son film ne finit pas. Il reste suspendu, comme avant un changement de bobine.

Cinéma
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