Le filon du terroir-caisse

Retour vers le passé, ses blouses d’école, son pain à l’ancienne et ses clochers : le petit écran joue sur les valeurs refuges pour attirer le téléspectateur. Et ça marche.

Jean-Claude Renard  • 31 octobre 2013 abonné·es

Pleines années 1950. Celles de la reconstruction. La France défaite se refait une santé. Historique, politique, sociale. À tous les étages. À commencer par l’Éducation nationale (pile-poil après la Révolution nationale), vivier fécond des esprits, creuset des formations. On ne correctionne pas, on apprend, distille, insuffle, redresse.

Telle est l’idée de ce programme de télé-réalité, sur M6, « Retour au pensionnat à la campagne ». Ils sont une vingtaine d’élèves (loin des sureffectifs de la réalité d’aujourd’hui) dans un internat en pleine bonne cambrousse, à passer leur certificat d’études. À jouer un retour dans le passé, en uniforme, habillés de blouses grises, comme les enseignants, le toutim filmé dans les tons gris métallisé. Au programme, rien de très drôle, mais des règles strictes. On y reçoit le sens des responsabilités et celui de l’effort. Foin de chahut, mais discipline, rigueur, respect, travail. On parle poliment, on dit « oui, merci » et « s’il vous plaît », on lève le doigt avant de prendre la parole. On entretient le dortoir (balayé, nettoyé, et lit au carré), on fait gaffe au matériel, on est propre sur soi, on cire ses souliers, on prend ses repas (consommés obligatoirement dans leur intégralité) au réfectoire dans le silence, on suit à la lettre le tableau de services. Les corvées s’accomplissent dans l’obéissance. Évidemment, le vol est proscrit, fumer aussi. Sous la menace de sanction, d’avertissement gradué, d’exclusion, ça file droit. Un triomphe d’autorité déclinant ses bons points.

« Retour au pensionnat » est à voir et à entendre comme « c’était mieux avant », avec le bon goût de l’antan et de la terre. Ça rassure et ça plaît : 2,6 millions de téléspectateurs en moyenne ! Depuis, tout fout l’camp ma p’tite dame ! La morale, la discipline, le respect, c’était le bon temps. Oui, mais ça, c’était avant. Ce retour aux valeurs, avec sa place pour chaque chose et chaque chose à sa place, dans l’air du temps politique des lyriques droitiers, a partie liée avec la démultiplication des programmes télévisés estampillés « terroir », fleurant bon le repli sur soi. Toujours sur M6, « La meilleure boulangerie de France » en est un autre exemple – programme puisant lui aussi dans la télé-réalité. Où l’on voit se disputer des candidats pour savoir qui fabrique la meilleure baguette. Si le programme est curieusement importé d’Angleterre, so french, il n’y manque que le béret. Quoi de plus terroir que le bon pain ? Qui rassure, réchauffe, rassemble, fédère : jusqu’à 2,8 millions de téléspectateurs, pour une émission programmée entre 17 h 30 et 18 h 30, record absolu dans cette tranche horaire. Le service public n’est pas en reste. Sur France 2, Stéphane Bern présente « Le village préféré des Français », faisant la part belle à la vieille pierre, au foin et aux recettes du cru, valorisant les traditions. À la clé : plus de cinq millions de téléspectateurs. Sur France 3, diffusé en première partie de soirée, « Les carnets de Julie » (Julie Andrieu) exalte aussi le terroir à coups de paysages et de produits sublimés, souligne les bienfaits de la transmission, le bonheur des traditions toujours respectées. Ça sonne un brin fabriqué, surfait, franchement bourgeois et élitiste (qui peut se permettre un « pique-nique » dans le Saint-Émilion, sur bottes de paille, avec force grands crus, entre porcelaine et barbecue d’entrecôtes à la bordelaise ?), à mille et une lieues des âpres réalités quotidiennes du Français moyen, mais ça rassemble tout de même 2,3 millions de téléspectateurs.

Dans la frilosité ambiante générale, on s’abrite derrière une émission patrimoniale, entre charmants paysages et bonne chère ; pour le coup, le fait maison, consensuel à souhait, les effluves traversant le petit écran, ça mange pas de pain, ça plaît à tout le monde, et tout le monde s’y retrouve. Effet de crise ou pas, calé entre la transmission des traditions et le conservatisme, le programme « refuge » se déploie ainsi largement. Les responsables de chaînes ont pigé le filon du terroir-caisse, et le flattent. D’ici à ce qu’on adapte au petit écran le   Guide Vert Michelin, il n’y a pas loin. Pour ça, comme on dit à M6, les programmateurs ont « un incroyable talent ».

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