Une somptueuse galerie de monstres

Au château de Grignan, David Bobée crée une Lucrèce Borgia à la violence polymorphe. Avec Béatrice Dalle dans le rôle-titre.

Anaïs Heluin  • 24 juillet 2014 abonné·es
Une somptueuse galerie de monstres
Lucrèce Borgia , de Victor Hugo, jusqu’au 23 août au château de Grignan (26). www.chateaux.ladrome.fr
© Francis Rey

Nommé à la tête du Centre dramatique national de Haute-Normandie, qu’il dirigera dès l’ouverture de la saison prochaine, le metteur en scène David Bobée a le vent en poupe. En mars, il présentait son Hamlet au Théâtre des Gémeaux, à Sceaux (92), et ses Métamorphoses, d’après Ovide, au théâtre de Chaillot, à Paris. Deux créations en collaboration avec des comédiens du Studio 7, du Théâtre d’art de Moscou (MKhAT). Invité cet été aux Fêtes nocturnes de Grignan, il s’est attelé à Lucrèce Borgia, de Victor Hugo. Il en livre une lecture moderne, malgré tout en phase avec la belle façade du château devant laquelle se joue la pièce. Dans le rôle principal, Béatrice Dalle se situe au carrefour des différentes disciplines que David Bobée aime à faire se rencontrer dans son théâtre, aussi exigeant qu’accessible. On ne peut pas dire pour autant que l’actrice (connue tant pour sa carrière cinématographique que pour sa vie personnelle tumultueuse) brûle les planches – ou plutôt le bassin d’eau – de Grignan. Elle joue le désir de rédemption initial de la meurtrière et incestueuse Lucrèce de la même manière que sa récidive lors d’une scène d’orgie qui débouche sur cinq empoisonnements. Sans grande intensité. Avec une diction monocorde et un corps un peu figé. Car Béatrice Dalle n’a pas l’habitude du théâtre : avant que David Bobée lui propose d’être sa Lucrèce Borgia, elle n’avait jamais mis à l’épreuve de la scène ses talents d’actrice.

L’autre femme de ce spectacle très viril, Catherine Dewitt, en Negroni cruelle derrière un masque de sensualité rieuse, possède toutes les nuances qui font défaut à Béatrice Dalle. Lorsque, en pleine débauche aux dignes airs de bal masqué, elle se lance dans un monologue tiré des Travailleurs de la mer (1866), de Victor Hugo, elle éclipse l’héroïne éponyme de la pièce. Et, à travers elle, c’est le théâtre classique qui prend le pas sur le cinéma, omniprésent dans les mises en scène de David Bobée. Idem lorsque Jérôme Bidaux (excellent en Gubetta, comploteur et un brin clownesque) et Alain d’Haeyer (Don Alfonse d’Este, plein d’une délicieuse emphase) interviennent. Dans ce Lucrèce Borgia, Ferrare est un lieu métaphorique où se croisent les cultures et les disciplines : le cinéma et le théâtre, mais aussi le cirque et la danse. Dans Hamlet, Pierre Cartonnet pleurait son père assassiné en un subtil mélange de danse et de jeu. Un des plus beaux passages de la pièce le montrait en train de danser son malheur dans un costume de Batman, sur une scène peu à peu envahie par l’eau. Là, il est un Gennaro tantôt dormeur, tantôt danseur frénétique, qui aime et déteste Lucrèce Borgia. Certain d’être le fils d’une femme vertueuse, il découvre qu’il est le rejeton de ce monstre qui n’a jamais hésité à tuer pour augmenter les richesses de sa famille. De cultures et de formations différentes, Juan Rueda, Radouan Leflahi, Mickaël Houllebrecque, Marc Agbedjidji et Pierre Bolo font écho à l’interprétation lunatique de Pierre Cartonnet. Dans le rôle des cinq amis de Gennaro, ils forment une bande de joyeux lurons dont le rire sonore est régulièrement interrompu par un pas de danse, une acrobatie.

Chez David Bobée, les cris sont parfois muets. Ils sont chair qui se tord en une chorégraphie convulsive, ou qui s’affranchit de l’apesanteur pour faire un pied de nez à la tragédie. Imposante et chargée des histoires sulfureuses dont elle a été la protagoniste, Béatrice Dalle trône au milieu de ces remuantes présences masculines. Et, malgré les défauts d’interprétation de l’actrice, la rencontre se produit. L’étonnante scénographie offre à ce miracle un espace idéal. Recouvrant l’ensemble du plateau, un bassin rempli d’eau accueille les divers modes d’expression des interprètes, qui y jouent toute la tragédie. Ils forment alors une somptueuse galerie de monstres qui, pour éviter d’être aveuglés par leur propre reflet, préfèrent s’épuiser en un mouvement perpétuel.

Théâtre
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