Élections au Brésil : la lutte vitale des Xokleng

Les peuples indigènes sont dans l’attente d’une décision de justice concernant l’occupation de leurs terres ancestrales.

Patrick Piro  • 28 septembre 2022 abonnés
Élections au Brésil : la lutte vitale des Xokleng
© Photo : Patrick Piro.

L’animateur n’a eu le temps que de présenter les intervenant·es du premier débat du « Campement terre libre ». Une petite troupe d’une cinquantaine de personnes, des jeunes en majorité, fait irruption sous le préau et entame un carrousel chanté en langue xokleng. Meneuse du groupe, Txulunh Gakran, 25 ans, attrape un micro et interpelle le public. « Peuples guarani, kaingang, xetá, nous avons besoin de votre soutien, nous aussi nous voulons la légalisation de notre territoire. C’est un rêve pour nos jeunes, qui veulent simplement y résider en paix. Aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de vivre selon notre culture, pas droit à la santé ni à l’éducation indigènes. »

Une initiative intempestive et contestataire ? Non, l’intervention des Xokleng est une entrée en matière des plus directes dans le sujet central de la rencontre, et un leitmotiv des peuples indigènes du Brésil : la mise en application de leur droit à la possession permanente de leurs terres ancestrales, ainsi qu’à l’usufruit exclusif des rivières, des lacs et des richesses de leurs sols. C’est l’article 231 de l’actuelle Constitution, adoptée en 1988.

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« Fora Bolsonaro » : « Dégage Bolsonaro » (Photo : Patrick Piro.)

Du 4 au 7 septembre, les communautés indigènes des trois États de la région Sud (Rio Grande do Sul, Santa Catarina, Paraná) s’étaient donné rendez-vous en terre Toldo Chimbangue (Santa Catarina) pour y tenir leur quatrième « Campement terre libre ».

Un symbole, pour ce rassemblement annuel : les quelque 1 000 hectares de forêt atlantique qu’occupe cette communauté kaingang ont été officiellement homologués « territoire indigène » en 1985, à la suite d’une lutte qui a influencé la rédaction du fameux article 231. Quelque 600 Kaingang y vivent, dans des hameaux noyés au creux des vallons de la rivière Irani.

L’école Toldo Chimbangue a été mobilisée pour la rencontre. Les salles de classe ont été tapissées de matelas, des groupes ont monté des tentes et des abris contre la pluie sous des bâches. L’Articulation des peuples indigènes de la région Sud (ArpinSul), organisatrice de la rencontre, attendait 300 personnes.

« Dégage, Bolsonaro ! »

Il en est venu le double : après deux années de pause dues à la pandémie de covid, ce sont des retrouvailles. Et les enjeux politiques du moment sont lourds. Le 2 octobre, on vote pour la présidence du Brésil, le gouvernorat des 26 États et du district fédéral de Brasília, ainsi que pour les assemblées législatives fédérale et des États. « Fora Bolsonaro ! » (« Dégage, Bolsonaro ! »), rugit Luis Salvador, cacique Kaingang très influent. Réplique instantanée du public, en écho. « Le premier acte de la lutte, c’est de voter », conclut-il.

Lire > Notre dossier Battre Bolsonaro

Le gouvernement Bolsonaro a mené une offensive juridique sans précédent contre les droits des peuples indigènes (lire page 23). L’une des chausse-trapes les plus vicieuses élaborées par les alliés du président d’extrême droite se trouve au cœur du conflit qu’affrontent les Xokleng : le « seuil temporel ».

Il s’agit d’une thèse inventée par les grands intérêts terriens (les « ruralistes ») pour affaiblir considérablement les prétentions foncières des peuples indigènes : pour solliciter la légalisation d’une terre ancestrale, une communauté devrait prouver qu’elle l’occupait effectivement le 5 octobre 1988, date de promulgation de la Constitution qui lui donne droit à sa possession.

La catastrophe écologique en chiffres

L’empreinte Bolsonaro sur la nature, c’est un saccage. Les feux de déboisement ont pratiquement doublé, que ce soit en Amazonie ou dans des biomes moins connus mais très riches en biodiversité – le Cerrado, la Pampa et surtout le Pantanal, immense zone humide qui aurait perdu 2 millions d’hectares et 17 millions d’animaux en 2020. En quatre années de mandat de Jair Bolsonaro, la déforestation a augmenté de l’ordre de 30 % en moyenne, et même de 75 % en Amazonie. En août 2019, les pro-Bolsonaro ont inventé le « Jour du feu » afin de battre le record des incendies allumés en vingt-quatre heures. Dès qu’un terrain a été « nettoyé », l’élevage bovin et la culture du soja s’installent.

Fait impensable : le saccageur en chef fut le propre ministre de l’Environnement, Ricardo Salles. Il a autorisé près de 1 700 pesticides nouveaux – plus que le nombre de jours du mandat de Bolsonaro – et pris plus de 700 mesures antiécologiques. Des structures politiques et exécutives de première importance ont été affaiblies par une reprise en main sévère ou des coupes budgétaires. Salles finira même par être limogé en juin 2021, soupçonné de trafic de bois. z P. P.

À lire : le « baromètre d’alerte » de la Coalition solidarité Brésil.

C’est notamment au nom de cette interprétation, dont il espère la validation judiciaire, que le gouvernement Bolsonaro a suspendu l’avancée de tout processus de démarcation (1) des terres indigènes pendant quatre ans. Préjudice supplémentaire, ce statu quo rend les communautés concernées encore plus vulnérables aux appétits extérieurs, d’autant que la complaisance du gouvernement a grandement facilité l’accès aux armes (2) ainsi que l’invasion de ces terres par des bûcherons, des éleveurs de bétail, des cultivateurs de soja, des entreprises minières, etc. (voir encadré). La fréquence et l’intensité des conflits se sont fortement accrues.

Des tueurs pour exterminer les « Indiens » hostiles

Pour les Xokleng, la thèse du « seuil temporel » est perverse. Car ce peuple, dont la terre ancestrale Ibirama La Klãnõ occupait la vallée de l’Itajaí (Santa Catarina), a été particulièrement martyrisé lors de la colonisation du Brésil par les Occidentaux. Les autorités locales, les entreprises et les colons armeront, jusque dans les années 1940, des bandes de tueurs spécialisés dans l’extermination de ces « Indiens » hostiles à leurs projets de mainmise sur les ressources locales. Les Xokleng y perdront les deux tiers de leur population.

À la fin des années 1970, nouveau drame : la dictature militaire décide la construction d’un barrage, précisément sur la portion de territoire où s’était réfugié le groupe xokleng survivant. Les 900 membres du village sont dispersés en dix hameaux, distants parfois de près de 70 kilomètres. Alors qu’ils prétendent officiellement à un territoire de 37 000 hectares, ils n’occupaient que 14 000 hectares, ce fatidique 5 octobre 1988, en raison de ces persécutions.

La thèse du « seuil temporel » est défendue par les occupants des 23 000 hectares contestés, ainsi que par les autorités de Santa Catarina, au nom de la « paix sociale ». Il a pourtant été démontré qu’un tiers au moins des 500 familles non indigènes installées sur ce territoire ont falsifié les documents fonciers.

Une entreprise qui revendique des parcelles chez nous est venue planter des eucalyptus et des pins sur nos terres. On a tout coupé.

La revendication indigène est aux mains de la justice depuis deux décennies. « Et tant que rien n’est tranché, les profiteurs profitent du flou », témoigne Txulunh Gakran. Chasse illicite, exploitation minière, etc. « Une entreprise qui revendique des parcelles chez nous est venue planter des eucalyptus et des pins sur nos terres. On a tout coupé. » Récemment, la police a intercepté un groupe de tueurs à gages chargés de régler leur compte aux contestataires. La tension n’a jamais baissé sur cette terre Ibirama La Klãnõ, où vivent aujourd’hui environ 2 300 indigènes, majoritairement xokleng.

« Ce campement est une école de résistance, une stratégie de lutte en propre, souligne Eunice Kerexu, membre de la coordination exécutive de l’Articulation des peuples indigènes du Brésil (Apib) et candidate guarani à la députation fédérale dans l’État de Santa Catarina. C’est dans ce Sud, où nos peuples sont partout dans le collimateur, que sont nées les luttes indigènes au Brésil. » Elle-même a payé très cher son engagement militant.

Les jeunes reprennent la lutte

En 2011, cacique (cheffe) de son village sur le territoire guarani Morro dos Cavalos (Santa Catarina), non démarqué et convoité par des intérêts locaux, elle est menacée de mort. Un jour, faute de mettre la main sur elle, des sicaires torturent sa mère et lui coupent une main. « J’étais désespérée… Puis révoltée. Ça a renforcé ma détermination à entrer en politique. »

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Les peintures corporelles sont partie intégrante de l’expression culturelle des communautés indigènes. Le trait horizontal évoque le bien-être. (Photo : Patrick Piro.)

La région Sud compte très peu de territoires indigènes démarqués. De nombreuses communautés ont été chassées de leurs terres ancestrales, parfois depuis plusieurs générations, et vivent souvent dans une grande précarité (3). Dilués de facto dans la société brésilienne, les jeunes perdent leur ancrage culturel et la pratique de leur langue indigène.

Si la lutte pour les territoires est le front principal des mobilisations de l’ArpinSul, insiste son coordonnateur Marciano Rodrigues, « c’est aussi parce que la démarcation est un sésame pour accéder aux dispositifs d’éducation et de santé “différenciés”, adaptés à notre vision indigène ». Un droit qui découle de la Constitution, là encore.

C’est aux jeunes, présents en nombre dans ce rassemblement à l’ambiance communautaire et très familiale, que Roberto Liebgott a choisi d’adresser un exposé politico-historique imagé. « Ils sont motivés, souligne le coordonnateur régional du progressiste Conseil indigéniste missionnaire (Cimi), l’un des rares “non-indigènes” à la tribune. L’enjeu est qu’ils puissent reprendre contact avec leur histoire et leur culture pour engager un mouvement de retour sur leurs territoires ancestraux – enfin, ce qu’il en reste, car la forêt et les eaux y ont souvent été saccagées. »

Les jeunes veulent lever la chape de silence posée sur l’histoire de notre peuple, prendre la tête de mobilisations, réapprendre les rites.

Chez les Xokleng, chez qui les exactions passées ont traumatisé les plus âgés, « les jeunes repartent à la lutte, se félicite Txulunh Gakran. Ils veulent lever la chape de silence posée sur l’histoire de notre peuple, prendre la tête de mobilisations, réapprendre les rites ».

Même si ça ne va pas sans frictions avec les anciens. Son amie Jaciara Pripra, elle aussi animatrice du groupe « Jeunesse Xokleng », très représenté au Campement terre libre, en a fait la douloureuse expérience. Jeune et femme, élue cacique de son village à 22 ans, en 2020, elle s’est retrouvée ostracisée puis démise de ses fonctions par les leaders historiques le jour où elle a voulu parler des sujets qui fâchent, en particulier des problèmes qu’affrontent les jeunes – alcool, drogue, violences domestiques et sexuelles, désœuvrement.

Expressions culturelles et rituelles

« J’étais la seule femme de ce cercle de pouvoir. Auparavant, elles se taisaient. Ce n’est plus le cas désormais. Les autres filles m’ont dit : “Relève la tête, tu es plus forte qu’eux”. Alors on est là, on fait notre révolution, c’est fini de s’entendre renvoyer à notre “inexpérience” de jeunes et de femmes. »

Et derrière les vibrantes adresses des caciques masculins, qui monopolisent la tribune principale, s’affirme une autre forme d’expression politique. « Ma plus grande satisfaction, dans ce rassemblement, est de constater la force des expressions culturelles et rituelles, alors qu’elles ont été tellement réprimées dans la Santa Catarina », apprécie Vanissa Domingo, directrice de l’école de Toldo Chimbangue et animatrice des débats sur l’éducation.

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Les jeunes, et en particulier les femmes, sont au cœur des danses et des chants rituels des peuples indigènes. (Photos : Patrick Piro.)

Les séquences de danses et de chants qui s’intercalent entre les débats sont très investies par les jeunes générations. Elles racontent la nature, les animaux ou encore le coucher du soleil, symbole spirituel. « J’ai 12 ans – ne vous effrayez pas ! lance Kristina Kaingang, elle-même très émue. Aujourd’hui, les jeunes sont à la tête de tout ce qui survient, et l’expression culturelle est très importante pour nous. »

Les peintures corporelles, art indispensable aux rituels, absorbent l’attention des différents groupes. « Un chevron, c’est pour une longue vie ; plusieurs, c’est la joie ; et le long trait horizontal, le bien-être », explique Adriano Ferreira, 17 ans, qui a appris la signification traditionnelle des motifs. Pour son visage, lui s’est contenté des trois traits rouges verticaux qui barrent l’œil droit. « La griffure de la panthère, qui prouve le courage du guerrier. C’est pour montrer notre force au Blanc ! »

Un jugement qui vaudra pour les 300 territoires indigènes

Ses yeux brillent au souvenir du dernier Campement terre libre national (4), tenu dans la capitale, Brasília, en avril dernier, où il se tenait parmi les milliers de ses « parents » venus de tout le pays interpeller le gouvernement et peser sur les lieux du pouvoir. Notamment sur le Tribunal suprême fédéral (STF), la plus haute instance judiciaire du pays. C’est à cet échelon ultime que le conflit du territoire Ibirama La Klãnõ des Xokleng a fini par atterrir. Le STF y validera, ou non, la thèse du seuil temporel.

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Ci-dessus, Eunice Kerexu, candidate à la députation fédérale. (Photos : Patrick Piro.)

Et le cas est suffisamment emblématique pour que le tribunal ait décidé que son jugement aurait une « répercussion générale » : il vaudra ensuite pour toutes les situations similaires en suspens, soit quelque 300 territoires indigènes dans le pays. « Cette attente nous enlève le sommeil », confesse Txulunh Gakran. Le STF, cible des bolsonaristes, qui l’accusent d’entraver la politique de leur mentor, semble vouloir retarder sa décision à début 2023, date de la prise de fonction du nouveau président. Qui a de bonnes chances de s’appeler Lula, clair censeur du seuil temporel.


(1) Le terme « démarcation » résume le long processus juridique de légalisation d’un territoire comme « indigène », après son identificatione et sa délimitation physique. À ce jour, cette homologation légale n’a été attribuée qu’à 476 des 1 299 territoires revendiqués par 305 peuples indigènes.

(2) Les clubs de tir ont connu un engouement sans précédent au Brésil : il s’en est ouvert près d’un par jour pendant le mandat Bolsonaro.

(3) Moins de 50 % de la population indigène du Brésil (800 000 personnes pour 305 peuples) vit sur un des 467 territoires démarqués, alors que 832 sont en attente de l’être (source : Cimi).

(4) Les peuples indigènes ont déjà organisé une vingtaine de rencontres sur ce format à travers le pays, à l’échelon régional ou national.


Une mortelle rafale législative

Une série sans précédent de propositions de loi (PL) et de décrets législatifs (PDL) anti-indigènes et anti-quilombolas ont surgi lors du mandat de Bolsonaro, et pourraient survivre à sa défaite en cas de congrès fédéral insuffisamment pro-Lula. Voici les plus toxiques :

  • « seuil temporel » PL 490/2007 : transférerait la décision de démarcation des terres indigènes au pouvoir législatif fédéral et validerait la thèse du « seuil temporel ».

  • « exploitation minière » PL 191/2020 : autoriserait une série d’exploitations dans les territoires indigènes (mines, hydroélectricité, hydrocarbures, agro-industrie).

  • « accaparement foncier » PL 2633/2020 et 510 /2021 : régulariserait l’occupation illégale de grandes portions de terres (jusqu’à 2 500 hectares), constatée jusqu’à 2014.

  • « autorisation environnementale » PL 2159/2021 (ex-3729/2004) : réduirait, voire éliminerait, les contraintes d’obtention d’une autorisation pour une série d’activités à impact environnemental négatif.

  • « réforme agraire » PL 4843/2019 : autoriserait le secteur privé à s’approprier des terres, notamment des latifundia, destinées à la réforme agraire.

  • « Convention 169 OIT » PDL 177/2021 : autoriserait le Président à dénoncer la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail qui oblige à obtenir le consentement éclairé des communautés indigènes pour tout projet les concernant.

Monde
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Battre Bolsonaro
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