Bien jouer comme une chèvre

Dans « le Quattro Volte », film foncièrement naturaliste de Michelangelo Frammartino, la Calabre est une surprenante terre de cinéma.

Christophe Kantcheff  • 23 décembre 2010 abonné·es

Il n’est pas abusif de rapprocher le Quattro Volte, deuxième long-métrage de Michelangelo Frammartino, d’ Oncle Boonmee, celui qui se souvenait de ses vies antérieures , la Palme d’or cannoise d’Apichatpong Weerasethakul. Les deux films portent chacun une représentation de la mort, différente de l’un à l’autre, mais les deux approches sont fécondes en imaginaire et vouées à élargir les possibles. Dans le Quattro Volte , cette représentation est indissociable de l’espace géographique où il se déroule : la Calabre, en Italie.

Un vieux berger malade conduisant ses chèvres semble à bout de forces, qu’il cherche à retrouver en absorbant une substance mystérieuse (de la poussière d’église) fournie clandestinement – car il s’agit d’une pratique païenne – par la bonne du curé. En vain. Il meurt, non sans qu’auparavant son troupeau se soit évadé de son enclos, avec la complicité involontaire d’un chien, et que ses chèvres l’aient rejoint à son chevet de mourant et assistent à son dernier soupir. La caméra l’accompagne jusque dans son caveau. Plan suivant : une chèvre met bas. La signification est claire : d’une image ­l’autre, l’homme est réincarné en animal. Puis l’animal le sera en végétal (un sapin). Et le végétal en minéral (du charbon de bois). Ce sont les « quatre fois » du titre ( quattro volte , en italien).

Le film développe ainsi une métaphysique fort éloignée du christianisme orthodoxe, mais qui, aux yeux du cinéaste, s’impose d’elle-même en Calabre. Là, il n’y a pas disparition mais transformation, et non pas un salut des âmes mais une métempsycose. Chaque métamorphose est précédée d’un écran noir, et c’est par ce biais que se déroule le fil de la narration. Pour autant, il n’y a pas moins mystique que le Quattro Volte .

Puisque tout, êtres, végétaux, matières, a une âme, il y a incontestablement du panthéisme dans le regard que pose le cinéaste sur le paysage calabrais. Mais Michelangelo Frammartino filme ses « personnages » – le berger, les chèvres, le sapin, la charbonnière (un monticule de bois savamment organisé pour obtenir par consumation du charbon de bois) – sans chercher de « mystère supérieur », ni, ce qui serait pire, à en ajouter. Le Quattro Volte est un film foncièrement naturaliste, sensible aux beautés de l’air, de la lumière, de la nature. Peut-être est-ce là tout ce qu’on peut reprocher au film : d’être, par instants, un peu esthétisant.

Mais c’est un reproche minuscule au regard de sa richesse et de la diversité qu’il contient. Par exemple, le film joue beaucoup sur les contrastes. À la solitude du berger répond la fête de la Pita, qui voit tous les habitants d’un village aller couper un immense sapin en forêt et le rapporter, tel un trophée, pour l’exposer sur une place. La frontière des genres, également, y est repoussée avec jubilation. C’est ainsi la première fois au cinéma que des chèvres tiennent un véritable rôle : loin du cinéma animalier, elles entrent ici dans la dramaturgie, alternant des situations comiques – les plus nombreuses – et des moments plus ­sombres. Entre burlesque et drame, documentaire et fiction, le Quattro Volte, bien que fortement ancré dans un territoire, est à la croisée des chemins du cinéma.

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