Inventaire subjectif de 2010

Denis Sieffert  • 23 décembre 2010 abonné·es

Que restera-t-il de l’année qui s’achève ? Pas de
11-Septembre, dieu merci ! Ni de chute de « murs », hélas ! Pas de nouvelles guerres, tout juste des conflits lancinants auxquels l’opinion a fini par s’habituer. L’Afghanistan, la Palestine… Encore que, dans cette dernière région, la crise est peut-être en train de changer de forme pour s’apparenter à une situation à la sud-africaine, version apartheid. S’il n’y eut pas, en 2010, de grands bouleversements, on eut tout de même l’amorce ou la confirmation de processus. La puissance économique et industrielle de la Chine n’a cessé de s’affirmer. L’Union européenne a plongé dans une crise existentielle qui renvoie aux vices de forme originels que nous avons cent fois dénoncés ici même : autonomie de la monnaie, prééminence de l’économie sur le politique, mépris du social. Mais, à l’heure du bilan, il faut être prudent. Il arrive que l’histoire peine à démêler l’essentiel de l’anecdotique. J’ai souvenir d’un colloque, il y a maintenant bien longtemps, dans lequel un scientifique avait été chahuté par la salle pour avoir affirmé que l’événement majeur de l’année 1965 avait été une connexion informatique à longue distance entre le Massachussetts et la Californie. Ses contradicteurs lui opposaient la guerre du Vietnam, ou le coup d’État en Algérie, ou encore, plus hexagonal, la mise en ballottage de De Gaulle à la présidentielle. Avec le recul, on est moins sûr que le scientifique ait eu tort : en 1965, Internet était né.

Il arrive ainsi que l’histoire avance masquée. Méfiance et modestie donc : l’événement le plus considérable de 2010 est peut-être un événement dont nous n’avons pas aujourd’hui la moindre idée. L’invention, par exemple, d’un OGM monstrueux qui va anéantir le genre humain. Je rigole… Mais puisqu’il nous faut en revenir à l’histoire visible, celle qui a fait notre actualité, avançons quelques hypothèses. Et si 2010 avait été l’année du grand retour de la « lutte des classes » ? Le fameux écriteau « Je lutte des classes » promené dans toutes les manifestations de l’automne en serait le symbole. Bien entendu, les conflits sociaux n’ont jamais disparu de notre paysage. Mais, depuis trente ans, ils se menaient dans un rapport si défavorable aux salariés que les mots avaient été bannis, après avoir été ringardisés. La crise financière, économique et sociale qui a éclaté aux États-Unis en 2007 les a peu à peu réintroduits dans notre vocabulaire. Pour autant, le dogmatisme libéral qui est à l’origine de la crise n’est pas vaincu. Sa faillite est intellectuelle et morale. Elle n’est pas politique, au sens où la plupart des gouvernements en place dans le monde occidental continuent de le propager. Le libéralisme continue d’avilir tous les aspects de l’activité humaine. L’énorme mouvement social qui a ébranlé le gouvernement en octobre et novembre a certes remis à l’ordre du jour la question du partage des richesses. Et il ne s’agit pas seulement du « Français râleur » recroquevillé comme Harpagon sur ses « acquis sociaux ». D’Athènes à Dublin en passant par Rome et Londres, on manifeste aussi.

Mais cette prise de conscience souligne une cruelle inadéquation politique : au moment où l’on a un besoin urgent d’alternatives sérieuses et franches, on constate que la social-démocratie européenne est partout coresponsable de cette politique libérale. Elle l’est un peu moins en France, où elle ne gouverne plus depuis huit ans. Mais c’est aussi en France que l’on s’apprête à transformer un patron du Fonds monétaire international en candidat de la gauche. L’autre événement, c’est la crise morale. Les affaires – Woerth-Bettencourt, Karachi –, les conflits d’intérêts et la confirmation de l’insigne médiocrité du personnel au pouvoir. Des personnages que l’on sent prêts à tout. Un fait résume tous les autres : l’insupportable discours de Grenoble, fin juillet, par lequel un président de la République a désigné un groupe humain à la vindicte populaire. L’ homme qui a symbolisé cette déchéance, c’est évidemment Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur deux fois mis en examen, et ne craignant pas pour couvrir des policiers ripoux de critiquer une décision de justice. Le contraire de ce que devrait être un État dans la mythologie républicaine.

Naturellement, le Front national, que l’on disait mort et enterré, est comme un poisson dans ces eaux saumâtres. Plus grave, son attaque ne porte plus à la marge, mais au cœur de notre société. Le concept de laïcité est instrumentalisé. Sous cette parure, les idéologies racistes recrutent même à gauche. En témoigne la dérive de Riposte laïque, qui tient meeting contre « l’islamisation » avec l’extrême droite. Que font ces gens, sinon prolonger le pestilentiel débat sur l’identité nationale ? Une identité chrétienne et blanche. On le voit : deux processus contradictoires continuent de travailler nos sociétés (car il n’y a évidemment pas que la France). D’un côté, un spectaculaire retour du social ; de l’autre, le risque vertigineux de voir triompher une grille ethnico-religieuse, même parée des vertus laïques. Mais gare aux effets d’optique ! Le vrai événement de 2010 est peut-être ailleurs. En cette pénible période ultraconsumériste de Noël, il paraît qu’un petit objet provoque un fol engouement : la « tablette ». L’i-Pad, si vous préférez. Et si 2010, c’était cela ? Le début de la fin du papier… Rappelons-nous de 1965.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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