Sur les écrans plats

Paul Pavlowitch  • 6 janvier 2011 abonné·es

Nul n’est satisfait. Le trouble permanent né d’un pouvoir vindicatif et sectaire gâche la vie. Là-dessus, baladés par « la main invisible du marché », les employeurs et leurs financiers sont à ce point tourmentés par le souci de productivité qu’ils semblent avoir perdu toute empathie avec cette communauté nationale à laquelle ils appartenaient, ce pays que pourtant ils aimaient. Le changement ? Pour eux, c’est la guerre. Seul le chacun pour soi leur semble efficace. Ils ont peur. Ils croient jouer leur peau. Car eux aussi vivent mal et leurs élus agités dénoncent l’étranger .

Du coup j’ai entrepris des recherches : j’ai consulté le dictionnaire. À « efficacité », Petit Robert déclare que c’est la « capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’effort, de dépense. Voir : efficience, productivité, rendement. » Je me souviens du rire anxieux de Dinah, ma mère, lorsqu’elle me raconta son brusque départ à la campagne en 1942, à cause des rafles. Elle avait un petit enfant et deux bébés sur les bras. Toujours dynamique, mon père avait loué une maison à trente kilomètres de la ville. Il y installa la famille. Ainsi rassuré, il disparut faire sa guerre alors qu’à six cents mètres de là les ouvriers réquisitionnés commençaient à bâtir un camp de regroupement des juifs arrêtés en ville.

À propos des « personnes efficaces » précisément, Petit Robert assure que ce sont celles « dont la volonté, l’activité produisent leur effet, aboutissent à des résultats utiles. (Voir efficient, valable.) Exemples : un collaborateur efficace. D’efficaces défenseurs de la religion (Guizot) » On note qu’ici utile ou valable ne signifie pas automatiquement bénéfique. De fait, ces « collaborateurs efficaces » doivent sans cesse refaire la preuve de leur utilité car les résultats sont toujours jugés insuffisants. Logiquement, donc, on exige encore plus d’efficacité de ces équipes comprimées pour plus de rentabilité. Et l’on attend d’elles qu’elles en conviennent, ce qui n’est bénéfique ni pour leur efficacité ni pour leur santé mentale. Qui évaluera les effets délétères de cette solidarité défaillante chez ceux épargnés par les purges ? Quant aux autres, les pestiférés victimes de l’efficacité, on sait : certains se suicident. Tels des étrangers raflés.

On n’est pas obligé d’aimer tout le monde. Un peu d’élévation ne fait pas de mal lorsqu’on s’avise de parler d’autrui. Plus encore si l’on s’en occupe. Je ressens de la tendresse envers des inconnus. Par exemple ces familles qui protègent les écoliers étrangers menacés d’arrestation à la sortie des écoles par les hommes de la préfecture de police. Et tous les autres : personnel de la santé, postiers, électriciens, membres de l’enseignement public… Je les admire. « C’est vrai , dit ma femme, et en plus ils ne te déçoivent jamais. » Bon, passons, selon l’Insee, plus du tiers des cadres et « professions intellectuelles supérieures » mais aussi commerciaux du privé et cadres techniques du pays est concentré en Île-de-France. Un monde fou au sein de ce territoire souvent invivable (ce n’est pas le seul). La statistique ne dit mot des « gens ordinaires » : tâcherons, habitants, travailleurs non déclarés, individus « en fin de droits », parents, êtres humains.
Ce n’est pas une catégorie. Cela ne rentre pas dans la méthode .

Rien à en tirer ? Pourtant ils sont bien réels. Comme les étrangers pourchassés
– et comme les paysans 100 % français –, ils pratiquent une morale de proximité ; un sens vivace de la réciprocité leur permet d’entretenir des relations cordiales avec ceux de leur voisinage, malgré le climat de désagrégation sociale. Les ignore-t-on parce qu’on les juge peu efficaces ? Ils ont gardé le sens de leur intérêt mutuel, ainsi leur humanité évite la désintégration. Spontanément ils développent un dessein collectif.
Cette solidarité ne convient pas ? Elle embarrasse ? Elle contredit la méfiance dont on a crédité la « majorité silencieuse » ? À chacun son tour : c’est maintenant ce pouvoir indigne que la majorité silencieuse observe avec méfiance.

Afin de vivre mieux lors de telles circonstances, une femme de cœur suggérait qu’il serait bon d’encourager et de soutenir l’implantation de ces inspirateurs et autres nourriciers de vocation qui semblent capables de bonifier une rue, un quartier, par leurs travaux, leurs initiatives, leurs manies : par leurs vies. Il ne s’agit pas d’efficacité. Non. Refusant la méthode commune aux promoteurs, investisseurs et policiers, elle parlait avec mesure de gens, pas de catégories séparées : « Gens de métiers, musiciens, ornithologues amateurs, artistes, autodidactes même pénibles, aventuriers, féministes, cosmopolites, poètes, bénévoles de tout poil, joueurs d’échecs et de dominos dans les squares, philosophes et conteurs de trottoir. » J’ajoute : marchands de jouets, inventeurs, collectionneurs, anciens imprimeurs, ébénistes, botanistes, photographes, confiseurs, brocanteurs, capitaines de marine débarqués, jeunes fleuristes, droguistes, vieilles gens et petits enfants. Cyclistes, patineurs & chapeliers, sans négliger les encadreurs, tapissiers, libraires. J’en oublie – dont les lucanophiles, pour un peu de gaîté sur nos places éventées –, mais c’est simple à retrouver : c’est tout ce que les enfants aiment. Une harmonie.

Le reste ? Les stars et les terroristes, la monnaie et les présidents, les portables et leurs champions en temps « réel » ou fictif ont déjà assez de place, sur les écrans plats.

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