Traverser les frontières

Jean-Christophe Attias  • 13 janvier 2011 abonné·es

Je ne sais si mon grand-père paternel, que je n’ai pas connu, peut être tenu pour un aventurier. Sans doute pas.
Né à Tétouan (Maroc) en 1885, fuyant probablement la pauvreté, il n’en traversa pas moins, bien jeune, tout un océan pour rejoindre Guayaquil (Équateur) dans l’espoir d’y faire fortune. Il s’y enrichit en effet, quoique de manière peu exotique pour un Juif : en vendant du tissu. Deux décennies plus tard, il prenait le bateau dans l’autre sens, rentrait « au pays », y épousait sa nièce, fille de sa sœur, et s’établissait à Mascara (Algérie), où il vécut jusqu’à sa mort, à la veille de l’Indépendance. Tantôt protégé espagnol, tantôt protégé français, mon grand-père paternel, si je crois ce qu’on m’en a dit, était un apatride, un homme sans passeport.

Mon père, fils du précédent, fit, lui, un autre voyage. Né Français, en Algérie, il n’a jamais eu d’autre passeport que le passeport français, ni n’a d’ailleurs jamais parlé d’autre langue. Lors même que, pendant quelques années amères et lourdes de menaces, Vichy l’avait déchu de sa citoyenneté et chassé de l’École de la République, c’est bien la France qu’il gagna, dès 1946, pour y poursuivre des études de philosophie. Sa traversée peut paraître modeste : une mer, seulement, pas un océan, et nul espoir de richesse. Lui, pourtant, ne rentra jamais « au pays », même pour une simple visite. C’est en outre une Française de « métropole », non juive de surcroît, ma mère, qu’il épousa. Et c’est en France, dans le petit cimetière du village de ma mère, qu’il repose aujourd’hui.

Seul Juif à ce jour, et sans doute encore pour longtemps, à reposer là.
Troisième de cette lignée, tenu éloigné de ma parentèle paternelle par l’effet des circonstances, je n’eus longtemps d’autres familles que celle de ma mère, d’extraction fort modeste, de souche mi-paysanne, mi-ouvrière, et solidement enracinée. Je grandis moi-même à l’ombre d’une déesse tutélaire alors parée de toutes les vertus, l’Éducation nationale, servie avec beaucoup de rigueur et de foi par mes deux parents, ma mère comme enseignante, mon père comme administrateur. Les paysages naturels de mes loisirs d’enfant furent à l’avenant : cours d’école déserte pendant les week-ends de l’année scolaire, Charente maternelle pendant l’été…

Je n’ai, quant à moi, traversé ni l’océan ni la mer. Je me suis contenté d’un saut de puce, sans lustre et sans gloire, quittant, après mon bac, Angoulême pour Paris… Beaucoup de mes voyages furent en fait d’abord intérieurs. Et pour « revenir » au judaïsme ainsi que je l’ai fait, sous les yeux étonnés et ravis de mon père, je n’ai heureusement pas eu besoin de refaire à l’envers tout le chemin parcouru par lui et par son propre père. Une vie n’y aurait pas suffi, et je n’ai pas à ce point le pied marin.

Quelques raccourcis bienvenus m’ont été offerts par le destin, le moindre n’étant pas la rencontre de celle qui partage ma vie aujourd’hui. Une vraie voyageuse, elle, et qui sait l’âpre goût de l’exil, arrivée dans l’Hexagone à peu près au moment où je commençais à rêver de m’en échapper, et qui m’apporta en dot, outre mille autres bonnes choses – y compris d’ailleurs l’amour sincère et profond d’une certaine France –, toute une population d’amis et de parents fort nombreux, judicieusement dispersés en divers points du globe, et à qui l’on se doit, bien entendu, de rendre régulièrement visite…

J’avoue donc que j’aime les départs. Je ne les redoute pas comme les redoutent beaucoup d’exilés, parce que je ne suis pas un exilé et que je pars pour revenir. Mais je ne les aime pas non plus, ces départs, comme les aiment les touristes. Parce que je suis aussi, un peu, le fils de mon père et le petit-fils de mon grand-père. Là où je vais, j’aime cultiver la sensation, même fugace, que je reste. Oublieux des sites « qui valent le détour », des monuments, des musées et des palais, j’aime perdre mon temps, flâner dans la rue et regarder les gens, revenir là où je suis déjà venu, revoir ceux que j’ai déjà rencontrés, manger et boire là où j’ai déjà mangé et bu, et faire, à force, de ce morceau de monde lointain un fragment de mon monde à moi.

J’avoue, aussi, que j’aime les frontières. Mais pour les traverser, et seulement pour cela. Je ne rêve certes pas de les effacer. Nationales, culturelles, linguistiques, religieuses, je sais qu’elles sont bien là, réelles, et quoi que nous fassions. Mais mouvantes, aussi, et incertaines, inéluctablement poreuses. Qu’a-t-on besoin d’en faire l’éloge et de les figer ? De les hérisser de barbelés et de murs, d’hommes en armes, de postes de contrôle pointilleux et cruels ?
Lorsque je remets mon passeport français à l’officier de police qui va me laisser sortir ou entrer, je sais que je ne risque pas grand-chose. Je vais passer. Une pointe d’angoisse affleure pourtant. Elle me vient de mon père, sans doute, et de mon grand-père. Je passe enfin. Et le fait que je passe suffit à démontrer, à chaque fois à nouveau, et en dépit de toutes les propagandes, que le monde que je quitte et celui auquel j’accède sont en fait un seul et même monde.
Nulle frontière, jamais, n’abolira l’horizon.

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