Made in France

Paul Pavlowitch  • 3 mars 2011 abonné·es

Ma mère avait le teint clair des natives de la Baltique, mon père arborait une carnation de Turc. Elle luttait contre les coups de soleil en posant sur son nez un triangle de carton qu’elle coinçait sous ses lunettes. Croquant une pomme, elle lisait Wharton pour le sentiment et Wallace pour passer le temps. Méditerranéen, lui se méfiait ; il choisissait le trottoir à l’ombre, portait le panama et avouait un faible pour les costumes de flanelle blanche. Trapu et chauve, mon père aimait vivre ; il préférait flâner dans les rues.
Le détail est le grain du temps.

À l’époque, la télé émettait trois heures le soir et concluait au son de « la Marseillaise ». Ça suffisait. Vaincue en Indochine, la France était à l’heure de la guerre d’Algérie, du Tour de France et du scooter Manurhin, version alsacienne d’un produit allemand. On démarrait cette machine vert pistache à l’aide d’une corde, telle une tondeuse. Malgré son ascendance germanique, le scooter appartenait bien à la famille des mobylettes. Inélégantes et fiables, nos créations péchaient par une raideur, une incapacité à unir frivolité – pourtant réputée française (par exemple, une douceur dans le galbe de l’objet) – et vivacité, ce que l’on reconnaissait aussitôt dans les scooters italiens, sans parler des engins américains qui rappliquaient (je me souviens d’une splendide Studebaker, automobile conçue par un Français expatrié…).

Un design plus harmonieux – cependant comique – caractérisait l’ameublement, croqué dans ses œuvres par Jacques Tati, lequel su faire l’éloge du Vélosolex, et, avec la 2 CV et la DS, l’auto hexagonale s’affirma dans l’univers des formes.

Est-ce une disposition particulière au génie national : comique mais à prendre au sérieux ? Je l’associe au fusil Lebel, au béret indigène, puis à la « traction avant », et de là à notre sombre envers : le fascisme français toujours nié. Une rigidité, un manque d’humour au royaume de « l’esprit gaulois » ? Distinct de notre « légèreté », l’humour est indispensable à la démocratie. Le personnel de l’État français s’en passe aisément – pompe « républicaine » oblige – et si la mob roule encore, en compagnie des vieilles Peugeot, c’est à la campagne et en Afrique, ultimes débarras de l’ancienne France.

Autre cas navrant, celui du monorail de l’ingénieur Bertin. Longtemps testé sur un rail de béton encore visible d’Orléans vers Paris, le projet avant-gardiste fut abandonné. Son prototype détruit dans un incendie, l’ingénieur Bertin disparut. Il a rejoint le monde clos de la modernité française. Le monorail existe au Japon. Cependant, nous eûmes le Minitel. Je me souviens d’amis durant les années 1980 accouplant le Minitel à l’Atari, ancêtre des ordis, échangeant ainsi de lourds dossiers de sons entre Marseille et Paris… Sans oublier le Minitel rose : very french Internet. Unique ! Hélas ! Précoce éjaculation.

On pourrait remonter au XIXe siècle, lorsque la création artistique prit ici le dessus sur l’inventivité industrielle, laquelle nous donna tout de même le poêle Godin, la tour Eiffel et le canon de 75. Au siècle suivant, on célébra le France, paquebot, Concorde le malheureux et le Clairon, fusil d’assaut. Passons. J’ignore ce qui se conçoit actuellement ; ingénieurs et designers travaillent à coup sûr d’arrache-pied. Pour l’heure ils nous laissent le Rafale et l’EPR sur les bras. Nul ne veut ces déjections de la puissance étatique nées de la collusion entre pouvoir et argent. Mais l’étranger nous envie, répétait-on… C’est « l’exception française », autant que le légalisme ou l’abus de tranquillisants.

Certains après-midi, enfant, je me glissais dans la chambre de ma mère. Sur le plateau de marbre de la commode, sa boîte métallique de cigarettes voisinait avec le flacon de parfum. J’ouvrais les tiroirs, plongeais le nez dans sa lingerie. L’émotion était forte. D’autres fois, j’examinais l’armoire de mon père. Ses vêtements embaumaient le havane frais. Mâchant un de ses cigares sur le balcon, j’observais les passants avec ses jumelles allemandes, butin de guerre. Bientôt j’avais la nausée. Exotiques, mes parents étaient mon aventure. Imprévisibles, ils parlaient en anglais afin que nous, les petits, ne puissions comprendre. Le souvenir que j’en garde rappelle la trace lumineuse un instant gravée sous les paupières serrées d’un enfant aux prises avec la peur.

Le 13 juillet au soir nous suspendions les couleurs de la France aux balcons. Les drapeaux, mon père en collait partout et surtout aux fenêtres. Avec mon frère, nous dévalions les escaliers pour juger de l’effet depuis la rue.
Trois ou quatre fois par an, notre père allait voir ses fils John et Honoré, des Anglais. Nous comprenions en le voyant déballer les plaques d’immatriculation britanniques. Arrivé au port d’embarquement sur la Manche, il les fixerait sur sa voiture. De Liverpool il nous envoyait une carte postale : « Mes chéris soyez sages, obéissez à votre mère, j’ai des cadeaux pour vous. » Après sa mort, je trouvai dans ses affaires un carré de soie ayant fait partie du nécessaire de survie d’un pilote anglais. Il reproduisait la carte de la France divisée en zone occupée et zone libre.

Naturellement, les costumes de flanelle blanche, le panama de mon père, la carte de France en soie et le parfum de ma mère ont rejoint le musée de nos absences, en compagnie du Manurhin franco-allemand, du Minitel rose et de l’ingénieur Bertin. Ces zestes de l’oubli constituent notre trésor collectif, précieuse zone libre en ces temps douteux.

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