Éloge du « loser » contre la fable de la réussite

Antonin Carselva démonte la « tyrannie de la performance » et nous invite à en sortir.

Olivier Doubre  • 6 juin 2013 abonné·es

Depuis plus de trente ans, partout, on nous vend une chimère. Celle de la réussite. Partout, des winners s’affichent à la une des magazines. Les palmarès des plus grandes fortunes du monde, des meilleurs hôpitaux, des meilleurs lycées ou grandes écoles nous sont sans cesse présentés, accompagnés de photos de leurs heureux happy few. La métaphore sportive envahit la pensée et le corps social, sans oublier les sportifs eux-mêmes, champions à la fois de leur discipline et de vertigineuses rémunérations. Les losers, l’échec, n’ont pas droit de cité. Officiellement… puisque l’immense majorité des citoyens est rabaissée par la classe possédante à cette catégorie de perdants, bien commode pour leur faire intérioriser, sans risque de révolte, leur condition, entre misère, exploitation et aliénation.

Antonin Carselva, dont ce livre est le premier texte publié, est un homme qui, un jour, a dit non à cette mystification écrasante. Après de brillantes études scientifiques, devenu ingénieur, il a travaillé plus d’une décennie dans le secteur des télécoms. « Dégoûté par l’organisation de son travail », comme nous le présente son éditeur, La Différence, et sans doute du fait de la pression des hiérarchies et de la culture d’entreprise où il évoluait, il a soudain rompu avec ce monde de « la réussite » pour aller « cultiver son jardin », rénover une vieille bâtisse dans le centre de la France et se consacrer autant à la passion de sa jeunesse, la musique, le piano en particulier, qu’à l’écriture. Développant sa réflexion sur ce « tabou » que constitue l’échec, Antonin Carselva analyse, dans une belle écriture alliant rigueur intellectuelle et sensibilité, la façon dont le pouvoir « fait toujours croire » que l’échec ne « concerne que les autres ». Surtout, il montre que, si « l’idéologie de la concurrence s’abrite toujours derrière un argument naturaliste » – résumé en quelque sorte par le fameux proverbe latin, Homo hominem lupus (« L’homme est un loup pour l’homme ») –, « la success story est la fable de la prédation, c’est-à-dire la ruine de l’autre » avant tout. Ce qui amène Antonin Carselva à conclure que le spectacle que nous offre aujourd’hui le système capitaliste, « entré dans un état de crise permanente », est bien celui d’une « seule et même chose [que sont] l’accumulation de la réussite et celle de l’échec ». Et d’appeler à la vigilance et à l’action pour parvenir à déjouer « les faux-semblants du langage formel des rôles à tenir », dans ce monde de la « tyrannie de la performance ». Car « nos pieds cognent dans l’obscurité contre les cadavres de ces idées auxquelles nous avions cru […]. Et parmi ces cadavres, il en est un qui est le nôtre »

Idées
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