Honte européenne à Lampedusa

L’Europe n’a guère pu imaginer autre chose en Méditerranée qu’un vaste système paramilitaire qui repose sur la criminalisation des migrants.

Denis Sieffert  • 10 octobre 2013 abonné·es

E st-ce cette capacité de résignation grâce à laquelle, peut-être, nous survivons ? Est-ce le trop-plein d’informations ? C’est en tout cas un triste constat : nous avions presque fini par nous habituer à ces récits de migrants qui périssent au large des côtes italiennes ou espagnoles. Comme si quelques morts chaque semaine ne suffisaient pas à sonner la révolte des consciences ni à mettre en marche la machine médiatique, tout occupée à supputer les chances de François Fillon à la présidentielle de 2017, ou à se gausser des désordres gouvernementaux. Et puis, voilà que, brusquement, par son ampleur, le drame de Lampedusa nous réveille. Trois cents morts, peut-être plus, à quelques encablures seulement de la côte ! Soudain, les questions se bousculent. D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Que fait l’Italie ? Que fait l’Europe ? Combien de temps les secours ont-ils mis pour arriver sur les lieux ? Des chiffres paraissent, qui donnent le vertige. En vingt ans, ce sont 25 000 hommes, femmes, enfants qui se sont noyés en tentant de gagner l’Europe.

Que faire pour arrêter le massacre ? La réponse évidemment n’est pas simple parce que le problème semble se situer au point de convergence de toutes les misères du monde. D’où, sans doute, ce sentiment d’impuissance qui gagne même les gens de bonne volonté. Au sud, la grande pauvreté, les famines, les bouleversements climatiques, et de plus en plus, les guerres et les dictatures. Au nord, la crise économique et le chômage qui attisent les xénophobies et encouragent les replis identitaires, les haines et les intolérances. C’est tout un ordre planétaire qu’il faudrait changer ! Les bras nous en tombent. Il faudrait rééquilibrer les rapports Nord-Sud, aider l’Afrique, empêcher ou arrêter les guerres civiles, chasser les dictateurs, et peut-être même vaincre les désordres climatiques… Prenons garde toutefois à ce discours. Sous des dehors généreux, il est incroyablement pervers. Il dissout les responsabilités et il exonère les politiques d’ici et maintenant. Ce sont pourtant bien les dirigeants européens et notre propre gouvernement qu’il nous faut, en premier lieu, interpeller.

Aujourd’hui, à Bruxelles ou à Varsovie, où siège l’agence européenne Frontex, on « gère » des « flux migratoires ». Mais le sort des femmes et des hommes qui ne sont pas encore des statistiques, c’est à Lampedusa, à Ceuta, à Calais, ou sur les bords de la Maritsa, à la frontière gréco-turque, qu’il se règle. Chacun faisant avec ses murs, ses chevaux de frise et ses centres de rétention, et parfois ses naufrages. Là où la politique se décide, les migrants ne sont que des ombres. Plusieurs de nos confrères ont parlé d’égoïsme et d’indifférence à propos des pays européens. Égoïsme ? On peut le dire en effet. L’Europe préfère abandonner ceux que la géographie a placés en première ligne que de planifier l’accueil des migrants et de penser une juste répartition de l’effort. Mais « indifférence », non ! Le mot est trop faible. C’est d’hostilité et de rejet qu’il s’agit. Quand l’Europe se mêle d’intervenir auprès des pays d’origine des migrants, c’est pour leur demander d’intensifier la surveillance et la répression. C’est ce message qui vient d’être adressé encore récemment au fragile pouvoir libyen : pour notre tranquillité, empêchez-les de partir ! C’est affaire de philosophie. Comment accueillir des Érythréens quand on tient le discours que l’on tient sur les Roms ? Comment venir en aide aux habitants de Lampedusa quand on reprend peu ou prou les idées du Front national ? Il résulte de cette politique de la peur et du repli que l’Europe n’a guère pu imaginer autre chose en Méditerranée qu’un vaste système paramilitaire – dénommé Eurosur – avec ses satellites, ses drones, et qui repose sur la criminalisation des migrants. Ceux qui fuient la guerre de Syrie, d’Afghanistan, de Somalie, ou la dictature érythréenne sont regardés et traités comme des brigands.

Comment porter secours à des naufragés en perdition quand on est conditionné par une idéologie qui vous dicte de les rejeter et de nier leur existence ? Au fond, le drame de Lampedusa renvoie à la droitisation morale de nos sociétés. Il renvoie à la capitulation d’une certaine gauche européenne sur des questions essentielles qui la fondent dans son identité. C’est tout un combat politique, le nôtre, notamment, qui se profile derrière ce constat. Mais, encore une fois, cela ne doit pas nous décourager d’agir dans l’urgence contre les centres de rétention ou les tribunaux d’exception dans les aérogares. Cela ne doit pas nous empêcher de demander à notre ministre de l’Intérieur ce qu’il compte faire pour que les patrouilleurs du dispositif Frontex n’aient plus pour mission d’arraisonner, d’interpeller, mais d’abord de secourir, et qu’ils en aient les moyens. L’Europe n’en serait pas changée, mais un peu d’honneur serait rendu à ceux qui la gouvernent.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 4 minutes