Démythifier la conquête spatiale

Les chercheurs Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin livrent une charge contre le récit capitaliste, colonial et techniciste qui continue de s’imposer sur l’exploration des astres : une contre-histoire dense et salutaire.

François Rulier  • 20 mars 2024 abonné·es
Démythifier la conquête spatiale
Un vaisseau Soyouz MS-20, décollant vers la Station spatiale internationale (ISS) depuis le cosmodrome de Baïkonour, au Kazakhstan, le 8 décembre 2021.
© Kirill KUDRYAVTSEV / AFP

Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, La Fabrique, 316 pages, 20 euros.

Cette histoire se lit telle une enquête qui commencerait dans la base nazie de Peenemünde avant de rejoindre les tunnels de l’usine de Dora. Les ingénieurs du IIIe Reich y exploitent des travailleurs esclavagisés pour construire des missiles : les armes de la victoire du Führer, qui deviennent le point de départ de la conquête spatiale lorsque ces ingénieurs sont récupérés après la guerre par les États-Unis, la Russie ou encore la France pour développer un arsenal balistique à l’origine des fusées.

Ce n’est pas le scénario d’un James Bond : ce rappel historique constitue le premier chapitre de l’œuvre de déconstruction de la conquête spatiale proposée par Arnaud Saint-Martin, sociologue chargé de recherche au CNRS, et Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne. Forts de l’abondante bibliographie scientifique et critique du secteur spatial, les deux auteurs s’attaquent de front aux récits en faveur de la conquête spatiale, depuis la défense d’un « destin cosmique » de l’humanité jusqu’aux frasques contemporaines des astrocapitalistes, en s’arrêtant particulièrement sur les années 1950 et 1960, essentielles dans cet imaginaire.

La présentation des origines nazies des fusées à travers le programme balistique du IIIe Reich permet de développer les biographies de ces ingénieurs qui s’épanouissent ensuite dans le complexe militaro-industriel états-unien, à l’instar de Wernher von Braun, qui ne fut jamais réellement inquiété. L’acclimatation est favorisée par les ressemblances et les liens entre les capitalismes nord-américain et allemand dans l’entre-deux-guerres, ce qui n’est pas sans rappeler les travaux de Johann Chapoutot sur des nazis qui restent « de notre temps et de notre lieu (1) ».

1

Libres d’obéir, Johann Chapoutot, Gallimard, 2020.

Si l’imaginaire de la conquête spatiale n’est pas nazi, il reste cependant marqué par « un tropisme occidental, masculin et techniciste » toujours en vigueur, construit dès les années 1950 et 1960 tant par des partisans de la conquête que par les agences et les États. Revues, films, parcs d’attractions s’emploient à diffuser un imaginaire que les agences nourrissent en médiatisant les figures des astronautes, images d’une Amérique de classe moyenne, blanche, patriarcale et religieuse. Si l’incarnation a changé, l’astronaute reste encore aujourd’hui cet étendard d’une certaine conquête spatiale.

Pilier de cet imaginaire, le récit du « destin cosmique » de l’humanité est d’autant plus difficile à attaquer qu’il s’apparente à un discours religieux, selon l’historienne Mary-Jane Rubenstein (2). Les congrès du secteur deviennent alors des grandes messes où peuvent prêcher des astrocapitalistes devenus les acteurs principaux de l’astroculture dominante, notamment Elon Musk ou Jeff Bezos.

2

Astrotopia. The Dangerous Religion of the Corporate Race, Mary-Jane Rubenstein, The University of Chicago Press, 2022.

Pourtant, les récits triomphants du New Space, cette prétendue révolution du spatial qui verrait l’affirmation du secteur privé contre les agences spatiales historiques, publiques et bureaucratiques, tiennent tout autant du fantasme : les auteurs défendent plutôt l’existence d’un « système d’interdépendances astrocapitalistes d’État ».

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Autrement dit, le New Space reste absolument dépendant de la commande publique, et il n’y a pas plus accro à l’argent de l’État qu’un Elon Musk. Une nécessité d’autant plus grande que la pérennité de ces entreprises nécessite une augmentation constante des lancements : l’astrocapitalisme repose ainsi sur une croissance toujours plus forte dans un nouvel espace à occuper, exemplifiant le « spatial fix » théorisé par le géographe David Harvey (3).

3

Les Limites du capital, David Harvey, Éditions Amsterdam, 2020.

L’accaparement des territoires passe aussi par un impensé bien terrestre : les bases spatiales. Les auteurs s’appuient alors sur l’anthropologue Peter Redfield et la journaliste Célia Izoard (4) pour rappeler les modalités coloniales de l’implantation de la base de Kourou, en Guyane française. Au sein même des États-Unis, SpaceX ne diffère pas des pratiques coloniales en imposant sa Starbase à des habitants comptant parmi les plus pauvres du Texas.

4

Space in the Tropics. From Convicts to Rocket in French Guiana, Peter Redfield, University of California Press, 2000, et « Kourou, ville des astres », Célia Izoard, Revue Z, « Guyane, trésors et conquêtes », 2018.

Pour autant, l’idéologie portée par les acteurs du New Space n’est pas qu’une bulle spéculative fondée sur des promesses fumeuses et près de s’effondrer : elle transforme bel et bien le droit de l’espace en promouvant la commercialisation des ressources spatiales. Qui plus est, le secteur des télécommunications s’impose en orbite basse derrière les mégaconstellations, suscitant pollution lumineuse, augmentation des débris et risques accrus de collision.

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Il reste cependant un éléphant dans la pièce : les militaires. Si le récit hégémonique de la conquête spatiale s’appuie sur de grandes premières pacifiques, les motivations profondes restent militaires, le civil apparaissant avant tout comme un paravent. Du moins, cela était-il le cas il y a quelques années encore, avant que les États-Unis ne franchissent le pas en créant un corps d’armée consacré à l’espace. Le signe probable d’un changement de paradigme et d’une acceptation de l’arsenalisation de l’espace.

Si elle fut culturellement hégémonique, cette conquête spatiale a cependant rencontré des adversaires résolus bien avant nos deux auteurs, qui s’appuient notamment sur l’historien Neil Maher (5) pour rappeler l’opposition afro-américaine à une entreprise de Blancs engloutissant des sommes mirobolantes, la diversité des critiques féministes dès les années 1960 ou encore les réactions hostiles de la gauche étudiante.

5

Apollo in the Age of Aquarius, Neil Maher, Harvard University Press, 2017.

Le dernier chapitre est alors l’occasion de « dégager d’autres constructions de l’espace », des ovnis à l’astronomie en passant par la diversité des cosmogonies qui offrent des rapports alternatifs aux astres. Un appel à ne pas laisser le capitalisme dépolitiser les enjeux de notre temps.

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