« Délaissé », de Fred Léal : Le meilleur Bordeaux

« Délaissé », de Fred Léal, est un roman allègre sur le quotidien d’un médecin plongé dans l’humanité souffrante mais vivante.

Christophe Kantcheff  • 9 décembre 2010 abonné·es

Qui pour mieux connaître les heurs et malheurs de l’humanité souffrante qu’un médecin ? Arnaud Blanco exerce à Bordeaux, mais sa clientèle n’est pas la plus aisée de cette cité bourgeoise, qui a aussi ses habitants modestes et ses déshérités. Son peuple « délaissé » . « Délaissé » et « friche » sont synonymes, apprend-on en exergue du livre. Cela tombe bien. Le cabinet du Dr Blanco est situé entre une caserne désaffectée et un jardin botanique, dans un endroit surnommé « Beyrouth » tant il est creusé par les chantiers et les projets immobiliers, édiles et promoteurs ayant imaginé là un absurde « écoquartier » . Des promesses pour qui veut les croire à propos de lendemains harmonieux, un présent presque inhabitable : les paysages urbains et les habitants sont traités à la même enseigne.

Pour autant, Délaissé n’est pas un roman naturaliste et ne s’inscrit pas non plus dans la veine de la Maladie de Sachs [^2], qui rend compte de manière très réaliste du quotidien d’un généraliste, en l’occurrence de campagne, avec une forte dimension documentaire sur ce qui se passe et se dit dans le cabinet d’auscultation. Même si, comme Martin Winckler, Fred Léal est un homme de l’art, et si son narrateur et personnage principal, Arnaud Blanco, avoue : « J’aime ces gens parce qu’ils déversent à mes pieds des kilomètres de vies concentrées en flots de paroles vives. » Avec ce qu’il extrait de son expérience de médecin, Fred Léal tricote un texte qui mêle différents registres et ruptures de ton, dont l’humour s’absente rarement, allant de la repartie cuisante au comique de situation, et beaucoup d’auto-ironie – ou, en tout cas, une raillerie incessante vis-à-vis du Dr Blanco.

On ne s’en étonnera guère. Ses livres précédents, la Porte ’verte ou le Peigne-rose [^3], pour ne citer que les derniers, sont marqués par une fantaisie et une humeur propice à la déconnade, en même temps qu’une inventivité formelle extravertie. Sur ce point, Délaissé est certainement moins ébouriffant, encore que le livre s’ouvre sur la lettre d’un détraqué adressée au médecin, rédigée en majuscules exclamatoires et à la syntaxe aventureuse – pas forcément ce qu’on fait de plus confortable pour un début. Mais le lecteur est ainsi averti sur les personnages qu’il peut croiser. En exergue, cette citation de Lacan ne passe pas non plus inaperçue : « N’est pas fou qui veut. »

C’est sans doute une question d’élégance : Délaissé pèse son poids ­d’humanité souffrante tout en restant d’une imperturbable légèreté. Parmi la cohorte humaine qui passe par le cabinet du Dr Blanco : Kléber, le travesti brésilien, fan des « crooners pop des eighties » , qui ne se fera jamais opérer ; Anda, la jeune prostituée albanaise à qui le monde-comme-il-faut interdit de s’en sortir ; le couple Donissian, qui souffre « d’avoir migré dans d’aussi déplorables conditions et d’avoir perdu en route tout stigmate de confort » ; mais aussi le petit Damien, dont la révélation de la mucoviscidose surprend tout le monde, y compris le médecin, qui se reproche de ne pas avoir anticipé pour atténuer la brutalité de l’annonce à la mère ; ou ces petits vieux qui tiennent encore le coup…

Arnaud Blanco en fait tout autant partie. « Tu ressembles à ta clientèle » , lui lance d’ailleurs son ex-femme, qui lui reproche en outre de ne pas s’occuper de leur fillette, Sarah, 7 ans. Le médecin navigue à vue dans sa vie personnelle. Seul, il n’en est pas moins traversé par les autres, toujours disponible pour rendre visite aux gens du voyage ou aux squatteurs installés dans la caserne Niel, ou dans les Grands Moulins, « ce bâtiment géant calqué sur la minoterie des quais Panhard et Levassor, visible de loin, même des quartiers bourgeois auxquels il fait la nique » . Délaissé est décidément un excellent livre sur la part ­d’ombre de cette bonne ville de Bordeaux, ses bâtiments farouches et ses dessous urbanistiques, son histoire récente et son personnel politique. Par exemple, trois pages redoutables y retracent le parcours de Jacques Chaban-Delmas comme on ne l’a jamais lu : « J’habite une commune vérolée par l’ambition d’un seul homme, une ville os à moelle ­livrée comme tant d’autres à un chien lâché par la meute. Un toutou promu général une étoile à l’âge de vingt-neuf ans pour ses faits de résistance » , et ainsi de suite.

Deux récits, qui s’intriquent dans le fil de ce quotidien, entraînent ­davantage vers le romanesque. C’est d’abord la relation compliquée que le médecin entretient avec un de ses patients dont le nom résume la ­bizarrerie, Gonzague Tessier, VRP en assurance le jour, dealer gros calibre la nuit. Un drôle de personnage, digne d’un polar un peu branque. Ce sont, d’autre part, les souvenirs de jeunesse du narrateur : quelques évocations de l’enfance – « mes parents m’espèrent électronicien “un métier d’avenir”… » –, les premières années de médecine, les premières filles et, surtout, les voyages acccomplis : ­Belfast pendant la guerre avec l’IRA, la Pologne du décevant président ­Walesa, et le service militaire, parmi les casques bleus, en pleine guerre des Balkans. Cette expérience, évidemment violente, lui laisse des impressions visuelles qui ressurgissent parfois. Par exemple, devant le cadavre d’un chien pendu dans un squat abandonné par ses maîtres qui ont dû fuir : « Je m’assois et j’allume une clope en observant le molosse victime d’un mystérieux pépin. L’ex-Yougoslavie regorgeait de ces tableaux hallucinés où sourdent des figures éphémères surprises dans leur migration. Voyages cristallins dont aucune étude ne fera l’inventaire. Pas d’émargement sur l’état civil. Faut-il les appeler citoyens ? » Délaissé est aussi le livre de ces « figures éphémères » .

[^2]: Publié par le même éditeur, POL, en 1998.

[^3]: Respectivement : POL, 2008, et éditions de l’Attente, 2007.

Culture
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