« Polluants éternels » : au sud de Lyon, le « scandale sanitaire » Arkema

Le 2 mars, 300 activistes d’Extinction Rébellion et Youth for Climate se sont introduits dans l’usine chimique de l’entreprise Arkema, près de Lyon. Celle-ci est accusée d’être à l’origine d’une pollution massive aux perfluorés, des composés dangereux pour la santé et l’environnement.

Oriane Mollaret  • 5 mars 2024
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« Polluants éternels » : au sud de Lyon, le « scandale sanitaire » Arkema
À Pierre-Bénite, les activistes d’Extinction Rébellion et Youth for Climate ont réussi à pénétrer à l’intérieur d’Arkema. Une poignée d’entre eux est montée sur les toits pour déployer des banderoles ou taguer des silos.
© Oriane Mollaret

Malgré le mois de mars qui pointe son nez, il fait gris sur la commune de Pierre-Bénite, au sud de Lyon. Gris, les nuages qui s’amoncellent. Grises, les barres d’immeubles. Et gris aussi, les murs de l’usine chimique Arkema dont la silhouette se découpe à deux pas du centre-ville. Soudain, une marée blanche vient rompre la morosité ambiante. Environ 300 militants écologistes d’Extinction Rébellion et Youth for Climate, venus de toute la France, déferlent sur l’étroit quai de la petite gare. Munis de moellons, de ciment et de pinces coupantes, ils s’élancent en direction d’Arkema.

Quelques minutes plus tard, les grilles d’une des entrées ont été découpées, et un mur de parpaings s’élève devant la deuxième. Le parvis de l’usine est recouvert de tags sans équivoque : « Pollueurs », « Tueurs », « Arkema nous empoisonne », « Dites la vérité »… « On fait les portes entrouvertes d’Arkema, même si le but est de les fermer pour que l’usine arrête enfin de polluer le Rhône », glisse un activiste.

3,5 tonnes de « polluants éternels » rejetés dans le fleuve par an

Située aux portes de la bien nommée « Vallée de la chimie » lyonnaise, l’usine est accusée d’être à l’origine d’une forte pollution aux perfluorés, également appelés « PFAS ». Des composés chimiques complexes utilisés dans de nombreux produits du quotidien (poêles, textiles, emballages…), surnommés « polluants éternels » en raison de leur résistance à toute dégradation, dans l’environnement, la faune, la flore ou le corps humain.

Ils seraient à l’origine de nombreux problèmes de santé : cancers des testicules et du rein, dysfonctionnements du foie et de la thyroïde, perturbations du système immunitaire… D’après un rapport de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD) rendu public en avril 2023, Arkema a rejeté jusqu’à 3,5 tonnes de PFAS par an dans le fleuve Rhône qui coule au pied de l’usine.

Un extrait du rapport de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable, rendu public en avril 2023.

Le problème est bien connu. Dans les années 2000, une affaire de pollution massive aux PFAS a défrayé la chronique aux États-Unis. Dès 2011, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a alerté Arkema au sujet de la dangerosité de ces rejets. Mais il faudra attendre les enquêtes de Vert de Rage et Envoyé Spécial (France Télévisions), diffusées en mai et octobre 2022, pour apprécier l’étendue de la pollution.

Des prélèvements révèlent alors des taux effarants de PFAS dans les sols, l’eau et le lait maternel d’habitantes autour de l’usine. La concentration en perfluorés dans le fleuve est 36 000 fois plus élevée en aval du site chimique qu’en amont. On y retrouve trois PFAS utilisés par Arkema et deux par l’usine voisine, Daikin.

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Depuis, les arrêtés préfectoraux et les analyses de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) pleuvent. Les particuliers ont interdiction de consommer les légumes de leurs potagers et les œufs de leurs poules. Les poissons du Rhône sont eux aussi contaminés. Cet été, même la direction du site Arkema de Pierre-Bénite a recommandé de ne pas consommer les fruits et légumes de ses jardins ouvriers, à côté de l’usine.

Une mesure confirmée par la préfecture du Rhône après de nouvelles analyses. Dans un communiqué en date du 4 mars, celle-ci recommande de ne pas consommer les fruits et légumes dans un rayon de 500 mètres autour de l’usine, mais aussi de ne plus utiliser les eaux des puits privés ni les eaux pluviales dans ce périmètre.

« On dort Arkema, on respire Arkema, on vit Arkema »

Après le vent de panique suscité au printemps 2022, la vie a repris son cours à Pierre-Bénite. Certains ne boivent plus que de l’eau en bouteille. D’autres continuent à cultiver leurs jardins ouvriers. Tous évitent d’y penser. À 300 mètres d’Arkema, un groupe d’enfants dispute un match de football sur le stade du Brotillon, fortement contaminé et fermé pendant deux semaines en mai 2022. Mustafa, retraité, les regarde jouer en soupirant. « Ici, tout le monde ou presque a travaillé à Arkema. On sait bien comment ça se passe là-bas. On dort Arkema, on respire Arkema, on vit Arkema. »

Lui-même a travaillé 15 ans pour l’usine chimique. Il a grandi et élevé ses propres enfants à Pierre-Bénite. Sa fille, atteinte d’une malformation de la colonne vertébrale, est décédée en octobre dernier, à l’âge de 27 ans. « On m’a dit que la Vallée de la Chimie n’était pas un bon endroit pour élever un enfant », raconte-t-il. Déménager ? Bien sûr que les habitants y ont pensé. « Pour aller où ? Il n’y a presque que du logement social ici », réagit Mustafa en désignant les barres d’immeubles en face d’Arkema.

Il faut qu’Arkema paie maintenant. C’est ce que j’apprends à mes enfants : quand tu fais une bêtise, tu répares.

Laurène

Laurène, qui habite à Irigny, au sud de Pierre-Bénite, depuis huit ans, était enceinte quand l’affaire a éclaté. « On se sentait un peu plus préservés de la pollution en habitant hors de Lyon, se rappelle-t-elle avec amertume. J’étais fière de faire mon potager en bio, j’ai allaité mes enfants le plus longtemps possible… » Deux ans plus tard, le potager est en jachère. Laurène essaie de ne pas trop penser aux conséquences de cette pollution sur la santé de ses enfants. « La seule chose qu’on peut faire, c’est limiter les autres risques de cancer, soupire-t-elle. Il faut qu’Arkema paie maintenant. C’est ce que j’apprends à mes enfants : quand tu fais une bêtise, tu répares. »

Mobilisation citoyenne

La liste des communes concernées par ce que les riverains comme les associations n’hésitent pas à qualifier de « scandale sanitaire » ne cesse de s’allonger. D’après les résultats des dernières analyses publiées par l’ARS, l’eau destinée à la consommation de 183 000 personnes contient des taux de PFAS jugés « non conformes ». Une cinquantaine de communes doivent prendre des mesures.

Pierre-Bénite a été la première à porter plainte contre X, en mai 2022. Aujourd’hui, elles sont trente-quatre. Une enquête a été ouverte l’été dernier pour « mise en danger d’autrui par personne morale par violation manifestement délibérée d’une obligation réglementaire de sécurité et de prudence ». L’association Notre Affaire à Tous, ainsi que neuf autres associations, un syndicat et 47 particuliers ont déposé un référé pénal environnemental pour demander la limitation des rejets de PFAS dans l’eau et une étude des risques sanitaires engendrés.

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Le dossier a été rejeté en première instance puis en appel, en janvier 2024. Les associations et particuliers requérants ont formé un pourvoi en cassation. La décision de la cour est attendue d’ici cet été.

« C’est un véritable scandale sanitaire, à mettre en parallèle avec l’amiante ou le chlordécone, assure Emma Feyeux, présidente de Notre Affaire à Tous Lyon. C’est tellement contraire au droit de l’environnement qu’il y aura des condamnations. » En attendant, les citoyens se mobilisent pour faire le boulot par eux-mêmes. Un collectif baptisé « Ozon l’eau saine » a lancé ses propres analyses, qui démontrent une contamination de l’eau dans des communes situées à une vingtaine de kilomètres au sud de Pierre-Bénite. Le collectif souhaite maintenant réaliser une centaine de prélèvements, sur tout le territoire lyonnais.

Je comprends leur inquiétude, on est peut-être pas au clair sur tout.

Ni la Métropole, ni la Ville de Lyon, toutes deux dirigées par des exécutifs écologistes, ne se sont associées à la plainte collective. Contactée, la Métropole de Lyon affirme à Politis que son président, Bruno Bernard, « a demandé à plusieurs reprises qu’Arkema mette un terme aux rejets dans le Rhône de PFAS ainsi que la reconnaissance de la responsabilité de cette entreprise dans la pollution ». « La Métropole étudie par ailleurs une possible action judiciaire », précise-t-elle. Sollicitée également, la Ville de Lyon déclare avoir alerté l’ARS dès le début.

Toujours plus de perfluorés dans la Vallée de la chimie

À Pierre-Bénite, les activistes d’Extinction Rébellion et Youth for Climate ont réussi à pénétrer à l’intérieur d’Arkema. Une poignée d’entre eux est montée sur les toits pour déployer des banderoles ou taguer des silos. Deux salariés assistent à la scène, bras croisés. « Arkema fait tout pour que la pollution s’arrête », assure le premier. « Je comprends leur inquiétude, on est peut-être pas au clair sur tout, le contredit son collègue. Mais je suis contre ce mode d’action, ils se mettent en danger. »

Les CRS, dont la 83, spécialisée dans les opérations sensibles, sont arrivés sur les lieux au bout d’une petite demi-heure. Les activistes ont été repoussés loin de l’usine à l’aide de quelques gaz lacrymogènes. Huit d’entre eux ont été interpellés et placés en garde-à-vue.

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Dans un communiqué envoyé dans la foulée, Pierre Clousier, le directeur du site Arkema de Pierre-Bénite, a annoncé vouloir porter plainte. Il précise qu’un « dispositif de filtration » a été mis en place sur le site en novembre 2022, « permettant de réduire les rejets de l’additif fluoré utilisé de plus de 90 % ». « Le site sera en mesure de fabriquer ses produits sans aucun recours à des additifs fluorés d’ici à la fin 2024 », assure-t-il.

Ce n’est pas la première fois que la Vallée de la chimie est visée par des militants écologistes. Et sûrement pas la dernière. Début janvier, l’État a autorisé l’usine chimique Daikin, voisine d’Arkema, à s’agrandir. Cette nouvelle unité de 1 440 m² exploitera… des perfluorés. Que les Pierre-Bénitains se rassurent : l’État a demandé à l’usine de trouver des composés de substitution. D’ici à 2027.

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