Ce que dit l’affaire de l’IEP de Grenoble

L’ampleur médiatique prise par l’affaire rend compte d’une extrême-droitisation du débat politique, et d’une exploitation, venue sans doute de très haut, qui n’est pas innocente. Mais rien ne justifie que les noms de deux enseignants soient livrés à la rue.

Denis Sieffert  • 10 mars 2021
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Ce que dit l’affaire de l’IEP de Grenoble
© JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Si cette affaire de l’Institut d’études politiques (IEP) de Grenoble a envahi les médias, c’est évidemment parce que quelques irresponsables – et le mot ici a tout son sens – ont choisi de la rendre publique de la pire des façons, en placardant les noms de deux enseignants sur la façade de l’Institut. Mais c’est aussi parce qu’ils ont allumé une mèche qui ne demandait qu’à prendre dans un climat porté à incandescence par des ministres de tutelle en pleine traque de « l’islamo-gauchisme ». Les faits remontent au mois de novembre. Ils nous plongent dans le véritable débat qui n’est pas inintéressant, mais qui n’aurait jamais dû sortir de l’enceinte universitaire. Pour préparer une traditionnelle « semaine de l’égalité contre les discriminations », un groupe de travail se crée sur le thème « Racisme, islamophobie, antisémitisme ». L’intitulé ne plaît pas à un enseignant qui menace de s’en retirer si l’islamophobie n’est pas effacée de ce triptyque.

L’affaire aurait pu s’arrêter là. Après tout, nul n’est obligé de prendre part à un débat qui ne lui plaît pas. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. La violence verbale a enflé du côté de l’enseignant, bientôt rejoint par l’un de ses collègues, plus véhément encore. On note dans leurs mails, tels que retranscrits dans plusieurs médias, beaucoup de confusions : pour le premier, l’islamophobie désignerait « la persécution (imaginaire) des extrémistes musulmans (et autres musulmans égarés) » (les parenthèses sont de lui). Nous voilà donc glissant immédiatement de l’islam à l’extrémisme. Un classique du genre. Le second est plus direct encore. Pour lui, l’imputation d’islamophobie, c’est le massacre de Charlie Hebdo, et l’assassinat de Samuel Paty.

L’islamophobie est un concept qui fait couler le sang… C’est l’arme du crime. Ceux qui en font usage sont les complices des assassins. Il ramasse son raisonnement d’une affirmation dépourvue de nuance : « La laïcité est islamophobe. » Formule évidemment à renverser : l’islamophobie serait un concept anti-laïque. Le moins que l’on puisse dire, si l’on en juge par des articles de presse, qui leur sont pour la plupart favorables, est que ces deux enseignants ont porté le débat à un haut niveau de violence. Plus loin dans la polémique, le premier confesse qu’il « n’aime pas beaucoup cette religion (l’islam) » qui lui fait « parfois franchement peur, comme elle fait peur à beaucoup de Français ». Il donne finalement du concept une parfaite définition, quasi étymologique : l’islamophobie, c’est la peur de l’islam. Une peur irraisonnée, nourrie par un amalgame savamment entretenu entre islam et jihadisme. Qui porte un voile, consomme de la viande halal, ou fréquente une mosquée, est de la graine de terroriste. L’islamophobie, c’est ce perpétuel soupçon, une « phobie ». Le pire, si j’ose dire, c’est que cet homme, le premier, celui que la presse a d’abord désigné par son initiale, « K », comme dans Le Procès de Kafka, semble se croire sincèrement antiraciste. Islamophobie et bonne conscience. Rien de tout cela, évidemment, ne justifie que son nom soit livré à la rue.

Mais, la suite, hélas, n’est pas plus glorieuse. Une enseignante, très impliquée dans l’organisation du groupe de travail, est harcelée par l’un des deux enseignants. Une structure dépendant du CNRS s’en mêle pour prendre sa défense. Un collectif Sciences Po Grenoble publie sur sa page Facebook les courriels de « K », pour les dénoncer, en prenant soin toutefois de ne pas le nommer. Le ton monte encore quand l’un des deux professeurs décide de chasser de son cours les membres d’un syndicat étudiant issu de l’Unef. Fol engrenage.

Et l’affaire dérape totalement lorsque, le 4 mars, les noms des deux enseignants se retrouvent placardés sur les murs de l’IEP surmontés de la phrase : « Des fascistes dans nos amphis ». Les auteurs, pour l’heure inconnus, de cet affichage à tout point de vue sauvage livrent deux hommes à une folie qu’il n’est pourtant plus permis de sous-estimer. Leurs photos circulent sur les réseaux sociaux. L’Unef tente d’éteindre l’incendie. Après que sa section locale eut brièvement relayé les affiches sur son site, le bureau national réaffirme « son opposition à toute haine et à tout lynchage public ». Les enseignants sont sous protection policière. La justice est saisie. Frédérique Vidal et Jean-Michel Blanquer boivent du petit lait. Ils tiennent leur « islamo-gauchisme ». Les « irresponsables anonymes » ne semblent pas encore avoir compris que la dénonciation publique, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, peut en cette matière constituer de véritables armes par destination. La « cancel culture » – si c’est de cela qu’il s’agit –, cette façon d’annuler ou d’anéantir par la dénonciation un personnage coupable de crime ou de faute morale, est ici particulièrement mal venue.

Mais l’ampleur médiatique prise par l’affaire ne résulte évidemment pas seulement de ses péripéties. Elle rend compte d’une extrême-droitisation du débat politique, et d’une exploitation, venue sans doute de très haut, qui n’est pas innocente. Il y a moins d’un mois, un prof de philo de Trappes avait déjà fait le buzz (et sa propre publicité) en dénonçant « la progression d’une emprise communautaire sur les consciences et les corps » (Politis n°1641). À ce rythme, Marine Le Pen, dont c’est le sujet de prédilection, peut rêver pour 2022.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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